Act I Scene I
La Bretagne. Dans le palais des rois de Bretagne.
PREMIER SEIGNEUR
Vous ne rencontrez personne qui ne fronce le sourcil !
DEUXIÈME SEIGNEUR
Mais qu’y a-t-il donc ?
PREMIER SEIGNEUR
L’héritière unique de son royaume, sa fille, — qu’il destinait au fils unique de sa femme, de cette veuve qu’il vient d’épouser, s’est donnée — à un gentilhomme pauvre, mais digne : elle est mariée ; — son mari est banni, elle-même emprisonnée ; tout — à l’extérieur est désolation ; quant au roi, je le crois — vraiment touché au cœur.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Le roi seul ?
PREMIER SEIGNEUR
Celui qui a perdu la princesse l’est également, ainsi que la reine, — qui souhaitait le plus cette alliance. Mais il n’est pas un courtisan, — bien que tous composent leur mine — sur les yeux du roi, qui n’ait le cœur content — de la chose qui les assombrit.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Et pourquoi ?
PREMIER SEIGNEUR
Celui à qui la princesse échappe est un être — trop mauvais même pour un mauvais renom ; mais celui qui la possède, — je veux dire celui qui l’a épousée. Je ne pense pas — qu’un extérieur si beau et tant de qualités intérieures — parent un autre que lui.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Vous l’élevez bien haut.
Quel est son nom ? sa naissance ?
PREMIER SEIGNEUR
Je ne puis le creuser jusqu’à la racine. Son père — moururent l’épée à la main, et sa noble femme, — grosse du gentilhomme dont nous parlons, mourut — en lui donnant naissance. Le roi prit l’enfant — sous sa protection, le nomma Posthumus Léonatus, — et lui donna toute l’instruction que son âge — lui permit de recevoir. Posthumus aspirait — dès son printemps il fit moisson. Quant à sa maîtresse, — celle pour qui il est aujourd’hui banni — tous peuvent lire nettement dans son choix — quel homme est Posthumus.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Je l’honore — rien que sur votre récit. Mais, dites-moi, je vous prie, — la princesse est-elle l’unique enfant du roi ?
PREMIER SEIGNEUR
Son unique enfant. — Pourtant, si cela vous intéresse, sachez que le roi avait deux fils qui ont été volés — en nourrice, l’un à l’âge de trois ans, — et l’autre au maillot : jusqu’à cette heure, nul soupçon, nul indice — de ce qu’ils sont devenus.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Combien y a-t-il de cela ?
PREMIER SEIGNEUR
Quelque vingt années.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Se peut-il que les enfants d’un roi aient été ainsi enlevés ! — si étourdiment gardés ! et que les recherches aient été lentes au point — de ne pas retrouver leur trace ?
PREMIER SEIGNEUR
Il faut nous taire. Voici notre gentilhomme, — avec la reine et la princesse.
LA REINE
Non, ma fille, soyez-en sûre, vous ne trouverez pas en moi — l’hostilité habituelle aux belles-mères ; — pas un regard malveillant pour vous. Vous êtes ma prisonnière, mais — votre geôlière vous remettra les clefs — qui ferment votre cachot. Pour vous, Posthumus, — aussitôt que je pourrai fléchir le roi irrité, — je serai votre avocat déclaré.
POSTHUMUS LEONATUS
S’il plaît à votre altesse, — je partirai aujourd’hui même.
LA REINE
Vous connaissez le péril… — Je vais faire un tour dans le jardin : j’ai pitié — des angoisses de deux affections qu’on sépare, bien que le roi ait donné l’ordre de ne pas vous laisser ensemble.
INNOGÈNE
Ô hypocrite courtoisie ! Avec quelle délicatesse cette tourmenteuse — caresse ceux qu’elle frappe !… Mon mari bien-aimé, — la colère de mon père m’inquiète, mais, — sauf le saint respect que je lui garde, ce n’est pas — pour moi que je redoute sa rage. Il faut que vous partiez ! — J’affronterai seule ici le feu incessant — de ses regards furieux, soutenue dans la vie — par cette unique pensée qu’il y a au monde un joyau — que je puis revoir encore.
POSTHUMUS LEONATUS
Ma reine ! ma maîtresse ! — Oh ! ne pleurez plus, madame, de peur qu’on ne me soupçonne — avec raison d’avoir plus de tendresse — qu’il ne convient à un homme ! Je resterai — le plus loyal mari qui ait jamais engagé sa foi. — Ma résidence sera à Rome, chez un nommé Philario, — qui ne m’est connu — que par correspondance. Adressez-moi là vos lettres — et je boirai de mes yeux chaque mot que vous m’écrirez, — l’encre fût-elle du fiel.
LA REINE
Soyez brefs, je vous prie. — Si le roi venait, je ne sais pas jusqu’où irait contre moi — son déplaisir.
[À part] N’importe ! je veux diriger — ses pas par ici ...
POSTHUMUS LEONATUS
Quand nous passerions à prendre congé l’un de l’autre — tout le temps qui nous reste encore à vivre, — la douleur de la séparation ne ferait que grandir. Adieu !
INNOGÈNE
Non, restez encore un peu : — vous sortiriez pour une simple promenade à cheval — que cet adieu serait encore trop court. Tenez, amour, — ce diamant me vient de ma mère ; prenez-le, mon cœur ; — mais gardez-le jusqu’à ce que vous épousiez une autre femme, — quand Innogène sera morte.
POSTHUMUS LEONATUS
Quoi ! quoi ! une autre femme ! — Dieux cléments, donnez-moi seulement celle qui m’appartient.
Et vous, ma suave beauté, — portez ceci pour l’amour de moi : — ce sont les menottes de l’amour ; je veux les mettre — à cette belle prisonnière.
INNOGÈNE
Ô dieux, — quand nous reverrons-nous ?
POSTHUMUS LEONATUS
Hélas ! le roi !
CYMBELINE
Arrière, être infâme ! va-t’en ! hors de ma vue ! — Si après cet ordre tu encombres encore ma cour — de ton indignité, tu meurs ! Fuis ! — tu es un poison pour mon sang.
POSTHUMUS LEONATUS
Que les dieux vous protègent — et bénissent les gens de bien qui restent à la cour ! — Je pars.
INNOGÈNE
La mort n’a pas d’angoisse — plus poignante que celle-ci.
CYMBELINE
Ô créature déloyale, — toi qui devrais me rajeunir, tu amoncelles — un siècle sur ma tête !
INNOGÈNE
Je vous en supplie, seigneur, — ne vous blessez pas vous-même par votre agitation ; moi, — je suis insensible à votre colère.
CYMBELINE
Et toute grâce aussi ? et toute obéissance ?
INNOGÈNE
Oui, toute grâce, puisque j’ai perdu tout espoir.
CYMBELINE
Toi qui aurais pu épouser le fils unique de la reine.
INNOGÈNE
Trop heureuse de ne pas l’avoir fait ! J’ai choisi l’aigle, — et esquivé l’épervier.
CYMBELINE
Tu as pris un mendiant, et voulu faire de mon trône — un siège d’ignominie.
INNOGÈNE
Non ; dites que j’y ai ajouté — du lustre.
CYMBELINE
Infâme !
INNOGÈNE
Seigneur, — c’est votre faute si j’ai aimé Posthumus, — vous avez fait de lui le compagnon de mes jeux ; c’est — un homme qui vaut la plus noble femme ; il dépasse ma valeur — presque de tout le prix que je lui coûte.
CYMBELINE
Quoi ! es-tu folle ?
Ils étaient encore ensemble ; vous n’avez pas agi — selon mes ordres. Emmenez-la — et encagez-la.
LA REINE
J’implore votre patience…
Du calme, — ma chère fille, du calme…
Mon doux souverain, — laissez-nous ensemble…
CYMBELINE
Ah ! qu’elle s’affaiblisse — d’une goutte de sang chaque jour, et que, devenue vieille, — elle meure de sa folie !
LA REINE
Fi !… Il faut que vous cédiez.
Voici votre serviteur. Eh bien ! monsieur, quoi de nouveau ?
PISANIO
Monseigneur votre fils a tiré l’épée contre mon maître.
LA REINE
Ha ! il n’y a pas eu de mal, j’espère ?
PISANIO
Il aurait pu y en avoir, — mais mon maître a fait de cette rencontre un jeu plutôt qu’un combat,
INNOGÈNE
Dégainer contre un proscrit ! le brave seigneur ! —
Pourquoi avez-vous quitté votre maître ?
PISANIO
Par son ordre. Il ne m’a pas permis — de l’accompagner au port, et il m’a laissé ses instructions — sur le service que j’aurai à faire — quand il vous plaira de m’employer.
LA REINE
Cet homme — a toujours été votre fidèle serviteur : j’ose gager mon honneur — qu’il restera tel.
PISANIO
Je remercie humblement votre altesse.
LA REINE
De grâce, faisons ensemble quelques pas.
INNOGÈNE
Quels sont les derniers mots — qu’il t’a dits ?
PISANIO
« Ma reine ! ma reine ! »
INNOGÈNE
Et alors il agitait son mouchoir ?
PISANIO
Et il le baisait, madame.
INNOGÈNE
Linge insensible ! tu étais plus heureux que moi ! — Quand je l’ai quitté, j’avais encore — une foule de jolies choses à lui dire. Avant que j’aie pu lui expliquer — comment je penserais à lui, à certaines heures, — et quelles seraient ces pensées ; avant que j’aie pu lui faire jurer — que les femmes d’Italie ne le rendraient pas traître — à mes droits et à son honneur, est survenu mon père… Mais, bon Pisanio, — quand aurons-nous de ses nouvelles ?
PISANIO
Soyez-en sûre, madame, — à la première occasion.
LA REINE
Innogène !
INNOGÈNE
Il faut, au moins, que vous — alliez voir s’embarquer monseigneur. — Je vais rejoindre la reine.
PISANIO
J’obéirai, madame.
Ils sortent.
Act I Scene II
Une avenue aux environs du palais.
PREMIER SEIGNEUR
Seigneur, je vous conseillerais de changer de chemise : la violence de l’action vous a fait fumer comme un sacrifice.
CLOTEN
Si ma chemise était ensanglantée, alors j’en changerais… L’ai-je blessé ?
DEUXIÈME SEIGNEUR
[À part] Non, ma foi ; pas même sa patience !
PREMIER SEIGNEUR
Blessé ? Il faut que son corps soit une carcasse perméable…
CLOTEN
Le misérable ne voulait pas m’attendre.
DEUXIÈME SEIGNEUR
[À part] Non, il fuyait toujours, en avant, sur ta face.
CLOTEN
Je voudrais qu’on ne nous eût pas séparés.
DEUXIÈME SEIGNEUR
[À part] Et moi aussi, pas avant que tu eusses mesuré sur la poussière quelle longueur d’imbécile tu as.
CLOTEN
Dire qu’elle aime ce drôle, et me refuse !
PREMIER SEIGNEUR
Seigneur, comme je vous l’ai toujours dit, sa beauté et sa cervelle ne vont pas ensemble.
CLOTEN
Allons ! je rentre dans ma chambre. Je voudrais qu’il y eût du mal ! Venez-vous avec nous ?
PREMIER SEIGNEUR
J’escorterai votre seigneurie.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Volontiers, monseigneur.
Se peut-il qu’une diablesse aussi astucieuse que sa mère — ait mis au monde cet âne ! qu’une femme qui — soumet tout à son cerveau ait un fils qui ne pourrait pas apprendre par cœur que, ôté deux de vingt, — il reste dix-huit !… Hélas ! pauvre princesse, — divine Innogène, que ne souffres-tu pas…
Il sort.
Act I Scene III
Rome. Une salle à manger chez Philario.
IACHIMO
Croyez-moi, monsieur ; je l’ai vu en Bretagne ; eh bien j’aurais pu le regarder sans la moindre admiration…
PHILARIO
Vous parlez d’un temps où il n’était pas, comme aujourd’hui, pourvu de ce qui l’achève, au dehors comme au dedans.
IACHIMO
L’aventure de son mariage avec la fille du roi, en le faisant apprécier d’après la valeur de sa femme plutôt que d’après la sienne…
LE FRANÇAIS
Et puis son bannissement.
IACHIMO
Oui, et l’enthousiasme de ceux qui, portant les couleurs d’Innogène, déplorent ce lamentable divorce… Mais comment se fait-il qu’il vienne demeurer chez vous ? Comment votre liaison a-t-elle pris racine ?
PHILARIO
Son père a été mon compagnon d’armes, et je lui ai dû maintes fois la vie. Voici notre Breton ;
Faites, je vous en conjure, plus ample connaissance avec ce seigneur, que je vous recommande comme mon noble ami ; j’aime mieux laisser l’avenir vous démontrer ce qu’il vaut, que vous le dire en sa présence.
LE FRANÇAIS
Monsieur, nous nous sommes connus à Orléans.
POSTHUMUS LEONATUS
Et depuis lors je suis resté votre débiteur pour une obligeance que je vous payerai sans cesse, sans jamais m’acquitter.
LE FRANÇAIS
Monsieur, vous exagérez beaucoup mon pauvre bon vouloir.
POSTHUMUS LEONATUS
Pardon, monsieur, j’étais alors un jeune voyageur.
LE FRANÇAIS
Ma foi si ! elle l’était trop pour être soumise à l’arbitrage des épées, pour une affaire d’une si triviale nature.
IACHIMO
Pouvons-nous, sans indiscrétion, vous demander le sujet du différend ?
LE FRANÇAIS
Nul inconvénient, je pense. La querelle ayant été publique. C’était à peu près la même discussion qui eut lieu hier soir, quand chacun de nous fit l’éloge des belles de son pays. En ce temps-là, ce cavalier soutenait (et était prêt à signer son affirmation avec du sang) que sa maîtresse était plus belle, plus vertueuse, plus sage, plus chaste, plus fermement constante, et plus inattaquable que la plus rare de nos dames de France.
IACHIMO
Sans doute cette dame ne vit plus aujourd’hui, ou bien l’opinion de ce gentilhomme doit être, à l’heure qu’il est, modifiée.
POSTHUMUS LEONATUS
Elle garde encore sa vertu, et, moi, mon sentiment.
IACHIMO
Vous ne devez pas la mettre si fort au-dessus de nos femmes d’Italie.
POSTHUMUS LEONATUS
Quand j’y serais provoqué ici comme en France, je ne rabattrais rien de mon jugement sur elle.
IACHIMO
Comparer une de vos femmes aux nôtres et la dire aussi sage et aussi belle, ce serait déjà trop beau pour une Bretonne. Si votre bien-aimée dépassait toutes les femmes que j’ai connues autant que ce diamant éclipse beaucoup de ceux que j’ai vus, je serais forcé, tout au plus, de la croire supérieure à un certain nombre de dames ; mais je n’ai pas vu le plus rare diamant, ni vous, la femme la plus rare.
POSTHUMUS LEONATUS
Je l’ai louée autant que je l’estimais, comme je loue ce diamant.
IACHIMO
Et ce diamant, combien l’estimez-vous ?
POSTHUMUS LEONATUS
Plus que tous les biens de ce monde.
IACHIMO
Ou votre incomparable est morte, ou la voilà évaluée au-dessous d’un colifichet.
POSTHUMUS LEONATUS
Vous vous trompez : l’un peut être vendu ou donné, l’autre n’est pas un objet à vendre, mais uniquement le présent des dieux.
IACHIMO
Que les dieux vous ont accordé !
POSTHUMUS LEONATUS
Et qu’avec leur protection je conserverai.
IACHIMO
Vous pouvez la déclarer vôtre ; mais, vous le savez, des oiseaux étrangers s’abattent parfois sur l’étang du voisin. Votre bague aussi, on peut vous la voler ; un adroit filou ou un homme de cour accompli pourrait tenter de s’approprier l’un ou l’autre.
POSTHUMUS LEONATUS
Votre Italie ne contient pas d’homme de cour assez accompli pour triompher de l’honneur de ma maîtresse. Je ne doute pas que vous n’ayez une provision de voleurs, et néanmoins je ne crains pas pour ma bague.
PHILARIO
Laissons-cela, messieurs.
POSTHUMUS LEONATUS
Très-volontiers, seigneur. Ce digne cavalier, et je l’en remercie, ne me traite pas en étranger : nous voilà familiers au premier mot.
IACHIMO
En une conversation cinq fois longue comme celle-ci, je me chargerais de conquérir votre belle maîtresse, et de la faire céder jusqu’au plein abandon, si j’avais accès près d’elle et occasion de la courtiser.
POSTHUMUS LEONATUS
Non, non.
IACHIMO
J’oserais là-dessus gager la moitié de ma fortune contre votre anneau, qui, je le crois, ne la vaut pas tout à fait. Mais c’est moins contre sa réputation que contre votre confiance que le pari est fait ; et, pour que vous n’en preniez pas offense, j’offre de tenter l’épreuve sur n’importe quelle femme au monde.
POSTHUMUS LEONATUS
Vous vous abusez grandement dans cette audacieuse conviction ; et je ne doute pas que vous n’obteniez le résultat mérité par votre tentative.
IACHIMO
Lequel ?
POSTHUMUS LEONATUS
Un échec : pourtant cette tentative, comme vous l’appelez, mériterait quelque chose de plus, un châtiment.
PHILARIO
Messieurs, en voilà assez. Cette discussion est venue trop brusquement : qu’elle meure comme elle est née, et, je vous conjure, faites meilleure connaissance.
IACHIMO
J’aurais volontiers engagé mes domaines et ceux de mon voisin, en garantie de ce que j’ai dit.
POSTHUMUS LEONATUS
Quelle femme choisiriez-vous pour cette épreuve ?
IACHIMO
La vôtre, que vous croyez si ferme dans sa fidélité. Recommandez-moi à la cour où est votre dame, et je vous parie dix mille ducats contre votre anneau que, sans autre avantage que l’occasion d’un double entretien, je lui ravirai cet honneur que vous vous imaginez si bien gardé.
POSTHUMUS LEONATUS
Voulez-vous ? je consens à mettre en gage mon diamant jusqu’à votre retour. Arrêtons entre nous la convention. Ma maîtresse dépasse de toute sa vertu l’énormité de votre indigne pensée. Je brave votre défi… Voici mon anneau.
PHILARIO
Je ne veux pas que ce pari ait lieu.
IACHIMO
Par les dieux ! il est fait ! Si je ne vous rapporte une preuve suffisante que j’ai possédé la plus tendre partie du corps de votre maîtresse, mes dix mille ducats sont à vous, comme votre diamant.
POSTHUMUS LEONATUS
J’accepte ces conditions : qu’elles soient entre nous articles de contrat. Seulement voici jusqu’où s’engage votre responsabilité. Si, votre expédition contre elle une fois terminée, vous me donnez la preuve directe que vous avez triomphé, je ne suis plus votre ennemi : elle ne vaut pas une querelle entre nous. Mais si elle n’a pas été séduite, si vous ne me démontrez pas qu’elle l’ait été, vous me répondrez, l’épée à la main, et de votre outrageante opinion et de l’assaut que vous aurez livré à sa pudeur.
IACHIMO
Votre main : la convention est faite. Nous en ferons rédiger la minute par un conseil légal, et je pars vite pour la Bretagne...
POSTHUMUS LEONATUS
C’est convenu.
LE FRANÇAIS
Le pari tiendra-t-il, croyez-vous ?
PHILARIO
Le signor Iachimo n’en démordra pas. De grâce, suivons-les.
Ils sortent.
Act I Scene IV
La Bretagne. L’appartement de la reine.
LA REINE
Tandis que la rosée est encore sur la terre, allez cueillir ces fleurs. —— Dépêchez-vous.
Maintenant, maître docteur, avez-vous apporté ces drogues ?
CORNÉLIUS
Oui, selon le bon plaisir de votre altesse : les voici, madame.
Mais je supplie votre grâce de ne pas s’offenser d’une question — que ma conscience m’enjoint de faire : pourquoi m’avez-vous — commandé ces philtres empoisonnés… ?
LA REINE
Je m’étonne, docteur, — que tu me fasses pareille demande : ne suis-je pas — ton élève depuis longtemps ? ne m’as tu pas appris — à composer des parfums, à distiller, à confire ? Et si bien — que notre grand roi lui-même me fait souvent la cour — pour mes conserves. Étant à ce point avancée, — si tu ne me crois pas diabolique, ne trouves-tu pas juste — que j’agrandisse mon savoir par — d’autres expériences ? Je veux essayer la force — de tes compositions sur des êtres — qui ne nous semblent même pas digne de la corde, mais non sur une créature humaine. — C’est ainsi que j’en éprouverai l’énergie ; j’opposerai — des dissolvants à leur action, et j’analyserai par là — leurs vertus diverses et leurs effets.
CORNÉLIUS
Votre altesse — ne fera que s’endurcir le cœur par de telles expériences...
LA REINE
Oh ! sois tranquille !
LA REINE,
[À part] Voici ce misérable flagorneur ; c’est sur lui — que je ferai mon premier essai : Eh bien, Pisanio ? — Docteur, je n’ai plus besoin de vos services pour cette fois.
CORNÉLIUS
[À part] Je n’aime pas cette femme. Elle croit tenir — de merveilleux poisons lents ; je connais son âme, — et je ne veux pas confier à un être si méchant — des drogues d’aussi infernale nature. Celles que je lui ai remises — peuvent stupéfier et amortir momentanément les sens : — sans doute elle les éprouvera, d’abord, sur des chiens et sur des chats, — puis, plus tard, sur des espèces plus hautes : mais il n’y a, — dans la mort apparente qu’elles causent, d’autre danger — qu’une léthargie passagère des esprits, — suivie d’une nouvelle vie plus active. Je la dupe — avec ces poisons prétendus, et n’en suis que plus loyal — de la tromper ainsi.
LA REINE
Ton service est fini, docteur, — jusqu’à ce que je te fasse appeler.
CORNÉLIUS
Je prends humblement congé de vous.
LA REINE
Elle pleure toujours, dis-tu ? Ne crois-tu pas que le temps — étanchera ses larmes, et qu’elle laissera la raison prendre — en elle la place de la folie ? Mets-toi à l’œuvre ; — et, quand tu viendras m’annoncer qu’elle aime mon fils, — je te dirai alors : Pisanio, tu es — aussi grand que ton maître, plus grand même ; car — sa fortune succombe et n’a plus le souffle, car sa gloire — est à sa dernière convulsion. Revenir ! il ne le peut pas plus — que rester où il est ! Que peux-tu attendre — en t’appuyant sur un être qui chancelle — et qui, impossible à relever, n’a pas assez d’amis, — même pour le soutenir ?
Tu ne sais pas — ce que tu ramasses là ; eh bien, garde-le pour ta peine ; — c’est un cordial que j’ai fait et qui cinq fois déjà — a arraché le roi à la mort… Allons, je t’en prie, garde-le : — garde-le comme arrhes de tout le bien — que je te veux encore. Éclaire ta maîtresse — sur sa situation ; fais-le, comme de toi même. J’obtiendrai du roi — ton élévation, sous la forme — que tu désireras ; Songe à ce que j’ai dit…
[À part] Un maraud sournois et fidèle ! — L’agent inébranlable de son maître ! — Je lui ai donné là une chose — qui, s’il en fait usage, mettra la belle à court de messagers d’amour ; et elle-même plus tard, — si elle n’assouplit pas son humeur, elle peut être sûre — d’en goûter aussi.
Adieu, Pisanio ; — pense à ce que je t’ai dit.
PISANIO
Oui, j’y penserai ; — mais, si jamais je deviens infidèle à mon bon maître, — je m’étranglerai de mes propres mains ; c’est tout ce que je ferai pour vous.
Il sort.
Act I Scene V
L’appartement d’Innogène.
INNOGÈNE
Un père cruel, une belle-mère perfide, — un soupirant stupide pour une femme — dont le mari est banni !… Oh ! mon mari — couronne suprême de ma douleur ! c’est toi qui redoubles — mes tourments !… Que n’ai-je été enlevée par des voleurs, — comme mes deux frères ! Misérables — ceux qui s’attachent à ce qui est glorieux ! Bienheureux, — quelque humbles qu’ils soient, ceux qui trouvent, dans la satisfaction de vœux modestes, — la recette du bien-être !
Quel est cet homme ? Fi !
PISANIO
Madame, un noble gentilhomme romain — vous apporte des lettres de monseigneur.
IACHIMO
Vous changez de couleur, madame ? — Le digne Léonatus est en bonne santé ; — il salue tendrement votre altesse.
INNOGÈNE
Merci, mon bon monsieur, — vous êtes le très-bienvenu.
IACHIMO
[À part] Tout ce qu’on voit de ses dehors est splendide : — si elle renferme une âme aussi belle, — c’est elle qui est le phénix arabe, et j’ai — perdu mon pari… Hardiesse, sois mon amie !
INNOGÈNE
[Lisant] « Il est du plus noble rang, et ses prévenances m’ont infiniment obligé. Traitez-le donc en conséquence, selon le cas que vous faites de votre fidèle Léonatus. »
Je ne lis tout haut que ces lignes : — mais le reste de la lettre réchauffe mon cœur — jusqu’au fond et le remplit de reconnaissance. — Vous êtes aussi bienvenu, digne seigneur, qu’il m’est — donné de vous le dire, et je vous le prouverai — en tout ce que je pourrai faire.
IACHIMO
Merci, belle dame… [à lui-même]— Eh quoi ! les hommes sont-ils fous ? La nature leur a donné des yeux — pour contempler ; et nous ne pouvons pas, — aidés d’organes aussi parfaits, faire la distinction — entre le beau et le laid ?
INNOGÈNE
Cher monsieur, — quel transport vous saisit ? Vous sentez-vous bien ?
IACHIMO
Merci, madame : très-bien.
[À Pisanio] Je vous en supplie, monsieur, veuillez dire — à mon écuyer de m’attendre où je l’ai laissé : il est — ici tout étranger et fort timide.
PISANIO
J’allais sortir, monsieur, — pour lui faire accueil.
INNOGÈNE
Mon mari va toujours bien. ? Sa santé, dites-moi ?…
IACHIMO
Est fort bonne, madame.
INNOGÈNE
A-t-il l’humeur gaie ? J’espère que oui.
IACHIMO
Excessivement plaisante : il n’y a pas d’étranger — aussi gai et aussi jovial : on l’appelle le — viveur breton.
INNOGÈNE
Quand il était ici, — il était enclin à la tristesse, et le plus souvent — sans savoir pourquoi.
IACHIMO
Je ne l’ai jamais vu triste. — Dans sa société, là-bas, est un Français, un — grand seigneur qui, paraît-il, aime beaucoup — une fille gauloise restée dans sa patrie, et qui est une fournaise — à soupirs. Le joyeux Breton, — je veux dire votre mari, rit à gorge déployée de cette passion : « Ah ! s’écrie-t-il, — comment se retenir les côtes quand on voit un homme qui sait, — par l’histoire, par ouï-dire, ou par sa propre expérience, — ce qu’est la femme et ce qu’elle ne peut — s’empêcher d’être, user sa libre vie à pleurer — un continuel esclavage ? »
INNOGÈNE
Mon seigneur peut-il parler ainsi ?
IACHIMO
Oui, madame, en riant jusqu’aux larmes. — C’est une récréation de se trouver là, — et de l’entendre se moquer du Français… N’importe, le ciel sait — qu’il y a des hommes bien blâmables.
INNOGÈNE
Ce n’est pas lui, j’espère.
IACHIMO
Ce n’est pas lui. Pourtant il pourrait se montrer plus reconnaissant — des bontés du ciel à son égard. Bien doué personnellement, — il a reçu en vous, que je regarde comme son bien, un don inestimable… — Mais, tout en étant forcé à l’admiration, je suis forcé aussi — à la pitié.
INNOGÈNE
À la pitié pour qui ?
IACHIMO
Pour deux créatures que je plains cordialement.
INNOGÈNE
En suis-je une, monsieur ? — Vous me regardez ! Quel désastre discernez-vous en moi — qui mérite votre pitié ?
IACHIMO
Lamentable ! — Quoi, déserter le rayonnant soleil, et se plaire — dans un bouge auprès d’un lumignon !
INNOGÈNE
Je vous en prie, monsieur, — énoncez plus clairement vos réponses — à mes questions. Pourquoi me plaignez-vous ?
IACHIMO
Parce que d’autres, — j’allais vous le dire, jouissent de votre… Mais — c’est l’affaire des dieux d’en tirer vengeance, — et non la mienne d’en parler.
INNOGÈNE
Vous paraissez savoir — quelque chose qui me concerne. Parlez, de grâce ! — La crainte d’une catastrophe est souvent plus douloureuse — que sa révélation. Découvrez-moi donc — ce secret que vous lancez et que vous retenez ainsi.
IACHIMO
Supposez que j’eusse à moi cette joue — pour y tremper mes lèvres ; cette main dont le toucher, — dont le moindre contact arracherait à tout homme — le serment du plus loyal amour ; cet objet qui — captive mon regard effaré — et le tient fixé sur lui : si alors, misérable damné, — je couvrais de ma bave des lèvres aussi publiques que les degrés — qui montent au Capitole ; si je pressais de mes étreintes des mains — durcies par un mensonge, comme — par une fatigue de toutes les heures ; je mériterais, n’est-ce pas, — que tous les fléaux de l’enfer vinssent à la fois — punir une telle trahison.
INNOGÈNE
Mon seigneur a, je le crains, — oublié la Bretagne.
IACHIMO
Et lui-même. Ce n’est pas — spontanément que je vous révèle — l’infamie de son changement ; non ! c’est votre grâce — qui, du fond le plus muet de ma conscience, évoque — sur ma bouche cet aveu !
INNOGÈNE
Ne m’en dites pas davantage.
IACHIMO
Ô chère âme ! Votre cause émeut mon cœur — d’une pitié qui me fait mal. Une femme — si belle, qui, liée à un empire, — grandirait du double le plus grand roi, être ainsi associée — à de malsaines aventurières ! Ah ! vengez-vous ; — sinon celle qui vous porta n’était pas reine…
INNOGÈNE
Me venger ! — Comment puis-je me venger ? Si ce que vous dites est vrai, — car j’ai un cœur qui — ne peut pas en croire aussi vite mes oreilles ; si ce que vous dites est vrai, comment me vengerais-je ?
IACHIMO
Devez-vous vous résigner à — vivre, comme une prêtresse de Diane, entre des draps glacés, — tandis qu’il se vautre sur d’autres, — aux mépris de vos droits, aux dépens de votre bourse ? — Vengez-vous ! — Je me consacre à votre bonheur ; — plus digne que ce renégat de votre lit, — je resterai à jamais votre amant fidèle, — discret et sûr.
INNOGÈNE
À moi, Pisanio !
IACHIMO
Laissez-moi sceller mon dévouement sur vos lèvres.
INNOGÈNE
Arrière !… Je me blâme de t’avoir — si longtemps écouté… Si tu avais de l’honneur, — tu m’aurais fait ce récit par respect pour la vertu, — et non dans le but vil et étrange que tu te proposes. — Tu diffames un gentilhomme qui est aussi loin — de ta calomnie que tu l’es de l’honneur ; et — tu poursuis ici une femme qui te méprise — à l’égal du démon… À moi, Pisanio ! — Le roi mon père sera informé — de ton attentat… À moi, Pisanio !
IACHIMO
Ô fortuné Léonatus ! je puis le dire : — la foi que ta femme a en toi — est digne de ta confiance en elle, comme ta rare vertu — l’est de son inébranlable fidélité… Vivez longtemps heureux ! Accordez-moi mon pardon. — Je ne vous ai parlé ainsi que pour savoir si votre foi — était profondément enracinée ; je vais vous faire de votre mari — un portrait exact cette fois. Il est l’homme — le plus accompli qui existe ; c’est un saint enchanteur, — qui charme toutes les sociétés : — la moitié du cœur de tous les hommes est à lui.
INNOGÈNE
Vous lui faites réparation.
IACHIMO
Ne soyez pas offensée, — très-puissante princesse, si j’ai osé — éprouver votre foi par un faux rapport. L’expérience — a confirmé votre généreux jugement — sur l’homme accompli que vous avez choisi, par une infaillible consécration. L’affection que j’ai pour lui — m’a porté à vanner ainsi vos sentiments ; mais les dieux vous ont faite — différente des autres femmes et pure de toute ivraie. Votre pardon, je vous prie !
INNOGÈNE
Tout est réparé, monsieur. Employez comme vôtre mon pouvoir à la cour.
IACHIMO
Mes humbles remercîments !… J’allais oublier — d’implorer de votre grâce un léger service, — qui pourtant a son importance, car il concerne — votre mari, moi-même et d’autres nobles amis — qui sont intéressés dans la question.
INNOGÈNE
Voyons, de quoi s’agit-il ?
IACHIMO
Nous sommes une douzaine de Romains qui, avec votre mari — (la plus belle plume de notre aile !) nous sommes cotisés — pour acheter un présent à l’empereur ; — agent choisi par tous, j’ai fait l’emplette — en France. C’est de la vaisselle d’un travail exquis ; ce sont des joyaux — du goût le plus riche et le plus rare ; la valeur en est grande ; — étranger ici, je suis tant soit peu impatient — de mettre ces objets en sûreté. Vous plairait-il — d’en accepter le dépôt ?
INNOGÈNE
Volontiers, — et j’engage mon honneur à leur sûreté ; puisque — mon seigneur y est intéressé, je les garderai — dans ma chambre à coucher.
IACHIMO
Ils sont dans un coffre, — sous l’escorte de mes gens ; je prendrai la liberté — de vous les envoyer pour cette nuit seulement. — Je dois me rembarquer demain.
INNOGÈNE
Oh ! Non, non.
IACHIMO
Pardon ; je tronquerais ma parole — en prolongeant mon séjour. De la Gaule où j’étais, — je n’ai traversé les mers que pour tenir ma promesse — de voir votre altesse.
INNOGÈNE
Je vous remercie de vos peines ; — mais ne partez pas demain !
IACHIMO
Oh ! Il le faut, madame. — Ainsi, je vous en conjure, si vous voulez — saluer par écrit votre mari, faites-le ce soir même. — J’ai dépassé les délais fixés, et c’est chose grave — pour la remise de notre présent.
INNOGÈNE
Je vais écrire. — Envoyez-moi votre coffre : il sera sûrement gardé, — et rendu fidèlement. Vous êtes le bienvenu.
Ils sortent.
Act I Scene VI
Devant le palais des rois de Bretagne.
CLOTEN
A-t-on jamais eu pareil guignon ! Au moment où j’effleurais le but, voir la boule d’un autre écarter la mienne ! Je perds cent livres sur le coup, et alors il faut que je ne sais quel ruffian vienne me reprocher de jurer, comme si je lui empruntais mes jurons et que je ne fusse pas le maître de les dépenser à ma fantaisie.
PREMIER SEIGNEUR
Qu’a-t-il gagné à cela ? Vous lui avez fendu la caboche avec votre boule.
CLOTEN
Quand un gentilhomme est disposé à jurer, il ne convient pas que les assistants lui coupent la parole, pas vrai ?
Le ruffian ! le chien ! Moi, lui donner satisfaction ! Oh ! que n’est-il de mon rang !
DEUXIÈME SEIGNEUR
[À part] Il serait l’égal d’un niais.
CLOTEN
Malepeste ! je voudrais n’être pas aussi noble que je le suis ! On n’ose pas se battre avec moi, parce que la reine est ma mère : il n’y a pas un maroufle qui ne puisse se battre tout son soûl, et moi, il faut que je me démène comme un coq qui ne peut trouver de pair !
DEUXIÈME SEIGNEUR
[À part] Un coq fait comme un chapon ! Du coq tu n’as que le cri et la crête !
CLOTEN
Tu dis ?
DEUXIÈME SEIGNEUR
Il ne convient pas que votre seigneurie se mesure avec tous les compagnons qu’elle outrage.
CLOTEN
Non, je le sais ; mais il convient que je puisse insulter mes inférieurs.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Oui, et cela ne peut convenir qu’à votre seigneurie.
PREMIER SEIGNEUR
Avez-vous entendu parler d’un étranger qui est arrivé à la cour ce soir ?
CLOTEN
Un étranger, et je n’en sais rien !
PREMIER SEIGNEUR
Oui, il est arrivé un Italien, qu’on dit être des amis de Léonatus.
CLOTEN
Léonatus ! ce gueux qu’on a banni ! quel qu’il soit, son ami en est un autre. Allons ! je vais voir cet italien : ce que j’ai perdu aujourd’hui aux boules, je veux le lui regagner cette nuit. Allons ! venez.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Divine Innogène, puissent les cieux, contre l’horrible — divorce qu’on veut t’imposer, raffermir — les remparts de ton tendre honneur et maintenir inébranlable — le temple de ta belle âme ! Puisses-tu vivre, enfin, — pour posséder et ton seigneur banni et ce vaste royaume !
Act I Scene VII
La chambre à coucher d’Innogène, dans un coin est un coffre.
INNOGÈNE
Quelle heure est-il ? Le sommeil m’a toute envahie. — Dieux, je me confie à votre protection ! — Des fées et des tentateurs nocturnes — gardez-moi, je vous en supplie !
IACHIMO
Le grillon chante, et les sens harassés de l’homme — se réparent dans le repos. Ainsi mon compatriote Tarquin — foula doucement les tapis de jonc avant d’éveiller — la chaste beauté qu’il viola… Ô Cythérée ! — comme tu pares ton lit ! Frais lis, — plus blanc que tes draps ! que je puisse te toucher !… — Rien qu’un baiser, un seul !… Rubis incomparables, — comme vous le rendez cher ! C’est son haleine qui — parfume ainsi la chambre… Mais ne perdons pas de vue mon projet. — Pour bien me souvenir de la chambre, je vais tout écrire :
Tels et tels tableaux. Là, la fenêtre… Le lit — orné de cette façon… Cette tapisserie — avec telle et telle figure… Le sujet qu’elle représente… — Ah ! quelques notes prises d’après nature sur son corps — en diraient dix mille fois plus que la description — de tous les meubles, et enrichiraient beaucoup mon inventaire. — Ô toi, sommeil, singe de la mort, accable-la de toute ta léthargie ! — Que ses sens soient comme une tombe — étendue ainsi dans une chapelle !…
À moi ! à moi ! — Aussi aisé que le nœud gordien était difficile ! — Je le tiens. Voilà une preuve extérieure — aussi convaincante que la conscience intime — pour le désespoir du mari. Sur son sein gauche — est un signe composé de cinq taches pareilles à ces gouttes de pourpre — qu’on voit dans le calice d’une primevère. Voici une garantie — telle que la loi elle-même n’en pourrait obtenir. La connaissance de ce secret — va le forcer à croire que j’ai crocheté la serrure et ravi — le trésor de son honneur. Il suffit. À quoi bon ? — Pourquoi prendre note de ce qui est rivé, — chevillé dans ma mémoire ? C’est assez ; — rentrons dans le coffre, et fermons-en le ressort. — Hâtez-vous, hâtez-vous, dragons de la nuit ! que l’aurore — vienne vite dessiller l’œil du corbeau ! Je loge chez la frayeur. — Bien qu’il y ait un ange du ciel, l’enfer est ici.
Act I Scene VIII
Sous les fenêtres de l’appartement d’Innogène.
CLOTEN
Le matin est proche, n’est-ce pas ?
PREMIER SEIGNEUR
Il fait jour, monseigneur.
CLOTEN
On m’a conseillé de lui donner de la musique tous les matins. On dit qu’elle en sera pénétrée. Allons ! accordez vos instruments. Si vous pouvez l’émouvoir avec vos doigts, tant mieux ; nous jouerons de la langue aussi. Si rien n’y fait, qu’elle reste ce qu’elle est ; mais moi, jamais je ne céderai.
CHANSON
Écoute ! écoute ! l’alouette chante à la porte du ciel,
Et Phébus se lève déjà
Pour baigner ses coursiers aux sources
Que recèle le calice, des fleurs ;
Et les soucis clignotants commencent
À ouvrir leurs yeux d’or.
Avec tout ce qui est charmant,
Ma douce dame, lève-toi,
Lève-toi, lève-toi.
CLOTEN
[Aux musiciens] Maintenant, décampez. Si ça lui fait de l’impression, je n’en estimerai que plus votre musique...
DEUXIÈME SEIGNEUR
Voici le roi !
CLOTEN
Je suis bien aise d’être debout si tard, c’est ce qui fait que je suis debout de si bonne heure.
Salut à votre majesté et à ma gracieuse mère.
CYMBELINE
Attendez-vous ici à la porte de notre fille ? L’entêtée ne veut donc pas paraître ?
CLOTEN
Je l’ai assaillie de musiques, mais elle ne daigne pas y faire attention.
CYMBELINE
L’exil de son mignon est trop récent : — elle ne l’a pas encore oublié ; il faut quelque temps encore — pour effacer ce souvenir de son esprit, — et alors elle est à vous.
LA REINE
Vous êtes fort obligé au roi —
LE MESSAGER
Permettez, sire ! une ambassade arrive de Rome ; — Caïus Lucius en fait partie.
CYMBELINE
C’est un digne compagnon, — quoiqu’il vienne avec des intentions menaçantes ; — mais ce n’est pas sa faute. Nous devons le recevoir — avec tous les honneurs dus à celui qui l’envoie —
CLOTEN
[Seul] Si elle est levée, je veux lui parler ; sinon, — qu’elle reste couchée et qu’elle rêve !…
Holà ! permettez !…
Bonjour, belle des belles ! Sœur, votre douce main !
INNOGÈNE
Bonjour, monsieur. Vous vous mettez trop en frais — pour ne recueillir que des déboires : en remercîment, — tout ce que je puis vous dire, c’est que je suis pauvre de remercîments, — et que je n’en ai pas à donner.
CLOTEN
Pourtant, je jure que je vous aime !
INNOGÈNE
Vous aurez beau le jurer toujours, vous obtiendrez toujours pour récompense — que je ne m’en soucie pas.
CLOTEN
Ce n’est pas là une réponse.
INNOGÈNE
Qui ne dit mot consent, — que je vous parle. De grâce, épargnez-moi.
CLOTEN
Vous abandonner à votre folie furieuse ! Ce serait un crime à moi : — je ne le ferai pas.
INNOGÈNE
Les niais ne sont pas furieux, eux !
CLOTEN
Est-ce moi que vous traitez de niais ?
INNOGÈNE
Oui, si je suis folle ; — soyez patient, je ne serai plus furieuse : — cela nous guérira tous deux. Je suis désolée, monsieur, — que vous me fassiez oublier les manières d’une femme — pour vous parler sur ce ton. Sachez une fois pour toutes — ce que moi, qui connais mon cœur, je vous déclare ici — en toute franchise : je ne me soucie pas de vous ; — et même la charité me manque à ce point — (je m’en accuse) que je vous hais ! Je regrette que vous ne l’ayez pas — senti. Vous ne m’auriez pas forcée à m’en vanter.
CLOTEN
Vous péchez — contre l’obéissance que vous devez à votre père. Car — le contrat que vous prétendez avoir fait avec ce misérable, — (un drôle élevé d’aumônes et nourri des restes, — des miettes de la cour !) ce contrat n’en est pas un. — Libre aux petites gens — mais cette licence vous est interdite, à vous, — par les exigences de la couronne ; et vous ne pouvez pas en souiller — le précieux éclat au contact d’une étoffe à écuyer, — d’un mitron de bas étage !
INNOGÈNE
Profane drôle ! Quand tu serais le fils de Jupiter sans être, — d’ailleurs, autrement doué que tu ne l’es, tu serais encore trop vil — pour être son laquais. La moindre nippe — qui ait jamais effleuré son corps est plus précieuse — pour moi que tous les cheveux de ta tête. Eh bien ! Pisanio !
CLOTEN
La moindre nippe !… que le diable… — La moindre nippe !
INNOGÈNE
Oui, je l’ai dit, monsieur.
CLOTEN
J’en informerai votre père.
INNOGÈNE
Et votre mère aussi. — Elle est ma protectrice, et aussi, je m’y attends, elle me donnera — tous les torts.
CLOTEN
Je me vengerai. — La moindre nippe !… C’est bien.
INNOGÈNE
Va dire à ma camériste — de chercher un bracelet qui par mégarde — a glissé de mon bras : il me vient de ton maître. Je crois bien l’avoir vu ce matin même ; je suis sûre — qu’il était hier soir à mon bras…
PISANIO
Il ne peut pas être perdu.
INNOGÈNE
Je l’espère bien : va le chercher.
Ils sortent tous séparément.
Act I Scene IX
La grande salle du palais des rois de Bretagne.
CYMBELINE
Parlez maintenant, que veut de nous César-Auguste ?
CAÏUS LUCIUS
Quand Jules-César, dont le souvenir, — encore vivant pour les yeux des hommes, vint dans cette Bretagne — et la conquit, Cassibelan, ton oncle, — illustré par les éloges de César — pour lui, et pour ses successeurs, à payer à Rome un tribut annuel — de trois mille livres qui dans les derniers temps — n’a pas été acquitté par toi.
LA REINE
Et qui, — pour tuer les étonnements futurs, — ne le sera jamais.
CLOTEN
Il y aura bien des Césars — avant que vienne un autre Jules. La Bretagne est — un monde à elle seule ; et nous ne voulons rien payer — pour le droit de promener nos nez.
LA REINE
Sire, mon suzerain ; souvenez-vous — à la fois et des rois vos ancêtres et — des résistances naturelles qu’offre votre île, de rochers inaccessibles. César fît bien ici — une espèce de conquête, mais ce n’est pas ici qu’il s’est targué — d’être venu, d’avoir vu, d’avoir vaincu — de nos côtes, deux fois battu ; et ses navires…
CLOTEN
Allons, il n’y a plus ici de tribut à payer : notre royaume est plus fort qu’il ne l’était à cette époque ; et, comme je l’ai dit, il n’y a plus de César comme celui-là : d’autres pourront avoir le nez aussi crochu, mais pas un, le bras si roide !…
CYMBELINE
Mon fils, laissez finir votre mère.
CLOTEN
Comment ! Un tribut ! pourquoi payerions-nous un tribut ? Si César peut nous cacher le soleil avec une couverture ou mettre la lune dans sa poche, nous lui payerons tribut pour avoir de la lumière : sinon, monsieur, assez parlé de tribut, je vous prie !
CYMBELINE
Vous devez savoir — qu’avant que les Romains injurieux eussent extorqué — ce tribut de nous, nous étions libres. L’ambition de César, nous imposa ce joug ; le secouer — est le devoir d’un peuple belliqueux, comme nous prétendons — l’être. Donc nous disons ici à César — qu’il était notre ancêtre, ce Mulmutius qui — établit nos lois — qui, le premier en Bretagne, mit — sur son front une couronne d’or, et se nomma — roi !
CAÏUS LUCIUS
Je suis fâché, Cymbeline, — d’avoir à déclarer César, — qui as plus de rois à son service que tu n’as — d’officiers dans ta maison, César Auguste, ton ennemi. — Apprends donc cela de moi. Au nom de César, — je proclame contre toi la guerre et la confusion : attends-toi — à une furie irrésistible… Après ce défi, — je te remercie pour moi-même.
CYMBELINE
Tu es le bienvenu, Caïus. — Ton César m’a fait chevalier, j’ai passé ma jeunesse — en grande partie sous ses ordres ; c’est lui qui m’a conféré l’honneur… — Je connais le bon plaisir de ton maître, et il connaît le mien. — Pour le reste, sois le bienvenu.
Ils sortent.
Act I Scene X
Rome. Chez Philario.
PHILARIO
En ce moment, votre roi — doit avoir eu des nouvelles du grand Auguste : Caïus Lucius — accomplira de point en point sa mission. Je crois que Cymbeline — concédera le tribut et enverra les arrérages ; — sinon, qu’il s’attende à revoir nos Romains, dont le souvenir — est encore frais dans la douleur de son peuple !
POSTHUMUS LEONATUS
Eh bien, moi, — sans être homme d’État et sans avoir chance de l’être, — je pense que cela finira par une guerre. Mes compatriotes — sont mieux exercés qu’à l’époque où Jules César — souriait de leur inexpérience…
PHILARIO
Voyez donc ! Iachimo !
Soyez le bienvenu, monsieur.
POSTHUMUS LEONATUS
La réponse brève qu’on vous a faite est, je présume, la cause — de votre prompt retour.
IACHIMO
Votre femme — est une des plus belles femmes que j’aie vues !
POSTHUMUS LEONATUS
Et aussi des plus chastes…
IACHIMO
Voici des lettres pour vous.
POSTHUMUS LEONATUS
Elles ne contiennent rien que de bon, je pense.
IACHIMO
C’est fort probable.
PHILARIO
Caïus Lucius était-il à la cour de Bretagne quand vous y étiez ?
IACHIMO
Il y était attendu, — mais non arrivé.
Jusque-là tout est bien.
Cette pierre a-t-elle toujours les mêmes feux ? ou bien la trouvez-vous trop terne pour en faire votre parure ?
IACHIMO
Si j’ai perdu, — je dois en payer la valeur en or. — Je ferais un voyage deux fois aussi long pour passer — une seconde nuit aussi rapidement délicieuse que celle — que j’ai eue en Bretagne. Car la bague est gagnée !
POSTHUMUS LEONATUS
La chose est trop forte pour être admise ainsi.
IACHIMO
Pas du tout ! — avec une femme aussi aisée que la vôtre !
POSTHUMUS LEONATUS
Monsieur, ne tournez pas — votre perte en plaisanterie : vous savez, j’espère, que nous — ne pouvons rester amis.
IACHIMO
Nous le devons, cher monsieur, — pour peu que vous observiez notre convention. Si je ne rapportais pas ici — une connaissance parfaite de votre belle, je conviens — que notre discussion pourrait aller plus loin. Mais à présent, — je le déclare, j’ai gagné à la fois et son honneur — et votre anneau.
POSTHUMUS LEONATUS
Si vous pouvez prouver — que vous l’avez possédée au lit, ma main — et cet anneau sont à vous. Sinon, après l’infâme opinion — que vous avez eue de sa pure vertu, il faut que l’un de nous — laisse son épée à l’autre, ou que, désarmés l’un par l’autre, nous léguions — nos lames au premier qui les trouvera.
IACHIMO
Monsieur, les détails — si voisins de l’évidence que je vais vous donner, — vont certainement vous convaincre ; s’il le faut, — je les affirmerai sous serment...
POSTHUMUS LEONATUS
Poursuivez.
IACHIMO
Parlons d’abord de sa chambre à coucher. — (J’avoue n’y avoir pas dormi ; mais, je le déclare, — ce que j’ai vu valait bien la peine de veiller.) Elle est tendue — d’une tapisserie soie et argent, représentant — la fière Cléopâtre qui rencontre son Romain, prodige — de goût et de magnificence, où la main-d’œuvre le dispute —
POSTHUMUS LEONATUS
Tout cela est vrai : — mais vous avez pu l’entendre dire ici à moi — ou à quelque autre.
IACHIMO
De nouvelles particularités — vont vous édifier sur mon savoir.
POSTHUMUS LEONATUS
Il le faut, — ou votre honneur est fort compromis.
IACHIMO
La cheminée — est au sud de la chambre ; une chaste Diane au bain — en couvre le manteau ; je n’ai jamais vu figure — si disposée à parler : le sculpteur a surpassé la nature…
POSTHUMUS LEONATUS
Voilà encore une chose — que vous avez pu recueillir de quelque récit : — on en a tant parlé !
IACHIMO
Le plafond est couvert — de chérubins d’or en ronde bosse. Les chenets… — que j’oubliais, sont deux Cupidons d’argent, se tenant sur...
POSTHUMUS LEONATUS
Il s’agit de son honneur ! — Accordons que vous ayez vu tout cela et qu’on doive — des éloges à votre mémoire ; la description — de ce qui est dans sa chambre ne vous assure en rien — le gain du pari.
Eh bien, si vous le pouvez, — pâlissez ; je ne demande qu’à mettre à l’air ce bijou. Voyez !… Maintenant je le serre. Il faut que je le marie — à votre bague. Je les garderai tous deux.
POSTHUMUS LEONATUS
Au nom du ciel, — laissez-le-moi voir encore une fois ! Est-ce bien celui — que je lui ai laissé ?
IACHIMO
Le même, mon cher, et je la remercie ! — Elle l’a détaché de son bras ; je la vois encore : — son joli geste enchérissait sur son présent, — et le rendait bien plus précieux. En me le donnant, elle m’a dit : J’y tenais autrefois !
POSTHUMUS LEONATUS
Il se peut qu’elle s’en soit défaite — pour me l’envoyer.
IACHIMO
C’est ce qu’elle vous écrit, n’est-ce pas ?
POSTHUMUS LEONATUS
Oh ! non ! non ! non… vous dites vrai.
Prenez aussi cela ; — c’est un basilic dont la vue me tue !… — Qu’il soit donc dit que l’honneur n’est jamais — où est la beauté, la vérité où est l’apparence, l’amour — où il y a plus d’un homme ! et que les femmes par leur serment… — fausseté sans mesure !
PHILARIO
Du calme, monsieur ! — reprenez votre anneau ; il n’est pas encore gagné. — Il est possible qu’elle ait perdu ce bracelet, ou même, — qui sait si une de ses femmes, payée pour cela, ne lui a pas volé ?
POSTHUMUS LEONATUS
C’est juste ; — et je présume qu’il se l’est ainsi procuré… Rendez-moi ma bague ! — Donnez-moi quelques renseignements physiques sur sa personne, — plus concluants que ceci ; car ceci a été volé.
IACHIMO
Par Jupiter ! c’est de son bras même que je le tiens !
POSTHUMUS LEONATUS
Entendez-vous ! il le jure ; il le jure par Jupiter. — C’est donc vrai !… Eh bien, gardez la bague… C’est vrai, je suis sûr — qu’elle ne l’a pas perdu : ses femmes — sont toutes liées par serment et honorables… Elles, consentir à voler cela ! — pour un étranger ! Non !… Elle s’est livrée à lui !
PHILARIO
Restez calme, monsieur !
POSTHUMUS LEONATUS
Ne m’en parlez plus ! — Elle a été saillie par lui…
IACHIMO
Voulez-vous — d’autres preuves ? Au-dessous de son sein, — bien digne qu’on le presse, est un signe, tout fier — d’être aussi délicatement niché. Sur ma vie, — je l’ai baisé, et cela m’a donné un appétit nouveau, — tout rassasié que j’étais. Vous vous rappelez — cette tache ?
POSTHUMUS LEONATUS
Oui, et elle en dénonce — une autre si immense qu’elle ne tiendrait pas dans l’enfer, — y fût-elle seule !
IACHIMO
Voulez-vous en entendre davantage ?
POSTHUMUS LEONATUS
Épargnez-moi votre arithmétique ; ne comptez pas les récidives : — une fois, c’est un million de fois !
IACHIMO
Je jure…
POSTHUMUS LEONATUS
Pas de serment ! — Si vous jurez que vous n’avez pas fait cela, vous mentez ; — et je veux te tuer, si tu nies — que tu m’aies fait cocu !
IACHIMO
Je ne veux rien nier.
POSTHUMUS LEONATUS
Oh ! si je l’avais ici pour mettre sa chair en lambeaux ! — Je veux aller en Bretagne, et le faire, au milieu de la cour, devant — son père… Je ferai quelque chose.
PHILARIO
Emporté — au delà des bornes de la patience… Vous avez gagné. — Suivons-le, et détournons la rage — qui l’emporte contre lui-même.
IACHIMO
De tout mon cœur.
POSTHUMUS LEONATUS
Les hommes ne peuvent donc pas être créés sans que la femme — y soit de moitié ? Nous sommes tous bâtards ; — et l’homme si vénérable — que j’appelais mon père était je ne sais où — quand j’ai été fabriqué. Et pourtant ma mère passait — pour la Diane de son temps, comme aujourd’hui ma femme — pour la merveille du sien… Ô vengeance ! vengeance ! — Que de fois elle a contenu mes légitimes désirs, — et imploré de moi l’abstinence, et moi je la croyais — aussi chaste que la neige restée à l’ombre !… Oh ! de par tous les diables ! Si je pouvais découvrir en moi — ce qui me vient de la femme ! car il n’y a pas dans l’homme — de tendance vicieuse qui, je l’affirme, — ne lui vienne de la femme : est-ce le mensonge ? eh bien, — il vient de la femme ! la flatterie ? d’elle encore ! la perfidie ? d’elle ! — la luxure et les pensées immondes ? d’elle ! d’elle ! la rancune ? d’elle ! — Ambitions, cupidités, capricieuses vanités, dédains, envies friandes, médisances, inconstance, — tous les défauts qu’on peut nommer, ou même que l’enfer connaît, — viennent d’elle, tous ou presque tous… Je veux écrire contre elles…
Act I Scene XI
Dans le palais de Cymbeline.
PISANIO
Comment ! d’adultère ? Et pourquoi ne pas me nommer — le monstre qui l’accuse ?… Léonatus ! — ô mon maître ! quel étrange venin — est donc tombé dans ton oreille ? Quel est le perfide Italien — qui, crachant le poison comme il le verserait, a ainsi surpris — ta trop facile crédulité ? Elle déloyale ! Non. — C’est pour sa fidélité qu’elle est punie et qu’elle supporte, — plus en déesse qu’en femme, des assauts — qui réduiraient mainte vertu. Oh ! mon maître, — te voilà au-dessous d’elle par l’âme autant que tu l’étais — par la fortune ! Comment ! que je l’assassine ! — au nom de l’affection et de la fidélité que mes serments — ont mises à tes ordres ? Moi, elle !… son sang !… — Si cela s’appelle rendre service, que jamais — on ne me répute serviable !
PISANIO et POSTHUMUS
[Lisent] Frappe, me dit-il ; la lettre — que je t’envoie pour elle te donnera l’occasion d’agir — sur son ordre même.
Ô papier damné ! Justement la voici.
Je ne sais rien de ce qu’on me commande.
INNOGÈNE
Eh bien, Pisanio ?
PISANIO
Madame, voici une lettre de monseigneur.
INNOGÈNE
De qui ? de ton seigneur ? Ah ! c’est de mon seigneur ! de Léonatus ! Dieux propices, — faites que ce qui est contenu ici me montre mon seigneur amoureux ! Avec ta permission, bonne cire !
Bénies soyez-vous, — abeilles qui faites ces fermoirs du secret !
« La justice et la colère de votre père, s’il allait me surprendre dans ses États, n’ont pas de cruauté qui m’épouvante, pour peu que vous consentiez, ô la plus chère des créatures, à me ranimer par votre vue. Apprenez que je suis en Cambrie, à Milford-Haven. Faites en cette circonstance ce que votre amour vous conseillera. Votre bonheur est le vœu de celui qui reste fidèle à ses serments et dont l’amour grandit toujours, de votre. Léonatus Posthumus. »
Oh ! un cheval avec des ailes !… Entends-tu, Pisanio ? — Il est à Milford-Haven. Lis, et dis-moi — quelle distance il y a d’ici là. Si, pour de médiocres intérêts, un homme — peut s’y traîner en une semaine, pourquoi ne puis-je pas, moi, — y voler en un jour ? Allons fidèle Pisanio, — tu brûles comme moi de voir ton maître ; tu en brûles… — Oh ! n’exagérons rien !… pas comme moi ; mais tu en brûles, — quoique moins vivement que moi, car vois-tu, mon ardeur — excède l’excès ; eh bien, réponds, combien y a-t-il d’ici à ce bienheureux Milford ?… En route — tu me diras qui a valu au pays de Galles ce bonheur — de posséder un pareil port. Mais, d’abord — comment pouvons-nous nous sauver d’ici ? Et mon absence, — pendant l’intervalle entre notre départ — et notre retour, comment l’excuser ? Nous causerons de cela plus tard… Je t’en prie, parle, — combien de vingtaines de milles pouvons-nous bien faire à cheval — d’une heure à l’autre ?
PISANIO
Une vingtaine entre deux soleils, — madame ; c’est assez pour vous, c’est même trop.
INNOGÈNE
Comment ! mon cher, un homme qui irait à son exécution — ne pourrait pas aller aussi lentement...
PISANIO
Madame, vous feriez bien de réfléchir.
INNOGÈNE
Je vois devant moi, l’ami : partout ailleurs, à droite, à gauche, — en arrière, est un brouillard. En route, je te prie ! Il n’y a plus rien à dire. — Pas d’autre voie praticable que celle de Milford.
Ils sortent.
- Entracte -
Scène suivanteAct II Scene I
Pays de Galles : une contrée montagneuse, avec une caverne.
BÉLARIUS
Un trop beau jour pour garder la maison, surtout — sous un plafond aussi bas que le nôtre ! Baissez-vous, enfants : cette porte — vous apprend à adorer le ciel, et vous courbe — pour l’office divin du matin. Les portes des monarques — ont une arche si haute que les géants peuvent les traverser le front haut,— sans souhaiter le bonjour au soleil… Salut, toi, beau ciel ! — Nous logeons dans le roc, mais nous te traitons plus poliment — que des vivants plus altiers.
GUIDÉRIUS
Salut, ciel !
ARVIRAGUS
Salut, ciel !
BÉLARIUS
Maintenant, à nos jeux montagnards ! Sus à ces hauteurs, — vous dont les jambes sont jeunes : moi, je foulerai ces plateaux. Remarquez bien, — quand vous m’apercevrez d’en haut petit comme un corbeau, — que c’est la place qui amoindrit l’homme ou le grandit ; — et vous pourrez alors réfléchir aux récits que je vous ai faits — des cours, des princes, des intrigues des camps, — où le service n’est pas service parce qu’il est rendu, — mais parce qu’il passe pour l’être. Cette conviction — nous fait tirer profit de tout ce que nous voyons ; — et, souvent, pour notre consolation, nous trouverons — que l’escarbot à l’aile d’écaille est mieux abrité — que l’aigle à la vaste envergure. Oh ! il y a dans notre existence — plus de noblesse qu’à solliciter l’humiliation ; — plus de richesse qu’à vivre oisifs de concussions ; — plus de fierté qu’à se pavaner sous la soie qu’on n’a pas payée ! — Bon nombre reçoivent le salut de celui qui les rend beaux, — mais restent à jamais inscrits sur ses livres ; ce n’est pas une vie qui vaille la nôtre !
GUIDÉRIUS
Vous parlez par expérience : nous, pauvres petits sans ailes, — nous n’avons jamais volé hors de la vue du nid ; nous ne savons pas — quel air souffle loin du logis. Peut-être cette vie-ci est-elle la plus heureuse, — si la vie tranquille est le bonheur : elle est plus douce pour vous, — qui en avez connu une plus rude ; elle convient — à votre âge roidi ; mais pour nous, c’est — un cloître d’ignorance.
ARVIRAGUS
De quoi pourrons-nous parler — quand nous serons vieux comme vous ? Lorsque nous entendrons — la pluie et le vent battre le noir Décembre, de quoi, — pincés dans cette caverne, causerons-nous — durant les heures glacées ? Nous n’avons rien vu : — nous sommes pareils à la bête : subtils comme le renard, pour attraper ; — belliqueux comme le loup, pour manger ; — notre valeur consiste à chasser ce qui fuit ; — notre cage, nous la faisons retentir, comme l’oiseau emprisonné, — en chantant librement notre servage.
BÉLARIUS
Comme vous parlez ! — Ah ! si seulement vous connaissiez les usures de la cité, — après en avoir fait vous-mêmes l’épreuve ! les intrigues de la cour, — sommet aussi dur à quitter qu’à garder, et dont l’escalade — est une chute certaine, hauteur si glissante — que le vertige y fait souffrir autant que la chute ! — Si vous connaissiez les soucis de la guerre, — métier où l’homme ne cherche que le danger — sous prétexte de gloire et d’honneur, et où, s’il meurt à la recherche, — il obtient pour épitaphe une calomnie aussi souvent — qu’un éloge ; où bien des fois — il est puni d’avoir fait le bien, et, ce qu’il y a de pire, — obligé de s’incliner devant la censure !… Ô mes enfants, cette histoire, — le monde peut la lire dans la mienne. Mon corps est balafré de coups d’épée romaine, et ma réputation était jadis parmi les plus illustres. Cymbeline m’aimait ; — et quand on parlait d’un soldat, mon nom — n’était pas loin. Alors j’étais un arbre — dont les branches ployaient sous le fruit ; mais, une nuit, — un ouragan ou un brigandage, appelez cela comme vous voudrez, — jeta à terre ma parure dorée, oui, jusqu’à mes feuilles, — et me laissa nu à l’air.
GUIDÉRIUS
Incertitude de la faveur !
BÉLARIUS
Ma faute unique, je vous l’ai dite souvent. — Deux misérables, dont les faux serments prévalurent — sur mon intègre honneur, jurèrent à Cymbeline — que j’étais ligué avec les Romains. De là — mon bannissement ; et, depuis vingt ans, — ce roc et ces solitudes ont été mon univers ; — j’y ai vécu dans l’honnêteté et la liberté…. Mais, vite à la montagne ! — Ceci n’est pas un entretien de chasseurs ! Celui qui abattra — le premier gibier sera le roi de la fête ; — les deux autres le serviront ;
Comme il est difficile d’étouffer les étincelles de la nature ! Ô Cymbeline, le ciel et ma conscience savent — que tu m’as injustement banni : aussi, — je t’ai volé ces enfants à l’âge de deux et de trois ans, — voulant te priver de postérité, — comme tu m’avais dépouillé de mes terres.— Ces garçons-là ne se doutent guère qu’ils sont les fils du roi, — et Cymbeline ne songe pas même qu’ils sont vivants ! — Ils se croient mes enfants : et, bien qu’élevés ainsi, humblement, leurs pensées heurtent — les toits des palais…
Écoutez ! ils lèvent le gibier !
Il s’en va.
Act II Scene II
Aux environs de Milford-Haven.
INNOGÈNE
Tu m’as dit que l’endroit — était à deux pas. Pisanio, mon cher, — où est Posthumus ? Qu’y a-t-il ? — Pourquoi me tends-tu ce papier — avec ce regard menaçant ? Si c’est un beau temps qu’il m’annonce, — dis-le par un sourire ; l’écriture de mon mari ! Parle, l’ami !
PISANIO
Veuillez lire ; — et vous allez voir en moi, misérable homme, l’être — le plus conspué de la fortune.
INNOGÈNE
[lisant]« Ta maîtresse, Pisanio, s’est prostituée dans mon lit : j’en ai des témoignages qui saignent en moi. Je ne parle pas sur de faibles conjectures, mais sur des preuves aussi fortes que ma douleur, aussi certaine que la vengeance attendue par moi. Dans cette mission, Pisanio, c’est toi qui dois me remplacer. Que tes propres mains lui ôtent la vie ; je t’en fournirai l’occasion à Milford-Haven, où va l’amener une lettre de moi. »
PISANIO
Qu’ai-je besoin de tirer mon épée ? Ce papier — lui a déjà coupé la gorge. Comment vous trouvez-vous, madame ?
INNOGÈNE
Moi, infidèle à son lit ! Qu’est-ce donc que d’être infidèle ? — Est-ce d’y rester couchée sans dormir, et en pensant à lui ? — D’y pleurer d’heure en heure ?
PISANIO
Hélas ! noble femme !
INNOGÈNE
Quelque impure Italienne, l’aura séduit : — et moi, pauvre rebutée, je suis une parure hors de mode, — trop riche encore pour être accrochée au mur, — et qu’il faut découdre… En morceaux, Innogène !… Oh ! — les serments des hommes sont les trahisseurs des femmes !
PISANIO
Bonne madame, écoutez-moi !
INNOGÈNE
Allons, l’ami ! sois fidèle, toi : — fais ce que dit ton maître, et, quand tu le verras, — rends du moins justice à mon obéissance.
Vois, — je tire moi-même ton épée ; prends-la, et frappe — ici, au cœur, cette innocente demeure de mon amour. — Ne crains rien : elle est vide de tout, excepté de douleur ; — ton maître n’y est plus, lui, qui — en fut vraiment le trésor. Fais ce qu’il dit : frappe !
À bas, vil instrument !
INNOGÈNE
Mais quoi ! il faut que je meure ; allons, voici mon cœur ! — je suis docile comme ton fourreau…
Et toi, Posthumus, toi qui as soulevé — ma désobéissance contre le roi mon père, — je souffre moi-même — de penser combien, quand tu seras refroidi pour celle — que ton ardeur épuise aujourd’hui, combien alors — mon souvenir te torturera… Je t’en prie, dépêche-toi : — l’agneau implore le boucher.
PISANIO
Ô généreuse dame !… — Depuis que j’ai reçu l’ordre de faire cette chose, — je n’ai pas pu dormir un moment.
INNOGÈNE
Fais donc et va au lit !
PISANIO
Il faudra que d’abord je m’aveugle d’insomnie !
INNOGÈNE
Pourquoi alors — t’en es-tu chargé ?
PISANIO
Je voulais gagner du temps — écoutez-moi avec patience.
INNOGÈNE
Parle à lasser ta langue, parle ; — je me suis entendu traiter de prostituée ; et mon oreille, — déchirée ainsi, ne peut pas avoir de blessure plus cruelle.
PISANIO
Eh bien, madame, — j’ai supposé que vous ne retourneriez plus à la cour.
INNOGÈNE
Selon toute apparence, — puisque tu me menais ici pour me tuer.
PISANIO
Non, non, certes. Il n’est pas possible — que mon maître n’ait pas été abusé. — Quelque scélérat, — vous aura fait à tous deux cette offense infernale.
INNOGÈNE
Quelque courtisane romaine !
PISANIO
Non, sur ma vie ! — Je ferai seulement croire que vous êtes morte, et je lui enverrai — quelque sanglant indice ; car il m’a ordonné — de le faire. Vous aurez disparu de la cour, — et cela confirmera la chose.
INNOGÈNE
Mais, mon ami, — que ferais-je pendant ce temps-là ? Comment vivre, quand je serai — morte à mon mari ?
PISANIO
Si vous retournez à la cour…
INNOGÈNE
Plus de cour, plus de père, plus.
PISANIO
Si vous ne retournez pas à la cour, — alors vous ne devez plus rester en Bretagne.
INNOGÈNE
Où irai-je ? — Le soleil brille-t-il pour la Bretagne seule ?
PISANIO
L’ambassadeur — romain, Lucius, arrive à Milford-Haven.
Présentez-vous, demandez à entrer à son service. Je ne doute pas — qu’il ne vous accueille avec joie, car il a une générosité — que double une sainte vertu.
INNOGÈNE
Oh ! dis ton moyen !
PISANIO
Voilà justement la difficulté : — il vous faut oublier d’être femme, quitter — le commandement pour l’obéissance, la timidité délicate, — qui est la compagne de toutes les femmes ou plutôt — la grâce même de la femme, pour un courage effronté ; — il vous faudra être prompte aux lazzis, aux vives réparties, être impertinente et…
INNOGÈNE
Allons ! sois bref. — J’entrevois ton but, et je suis presque — un homme déjà.
PISANIO
Commencez seulement par le paraître. — Ayant prévu le cas, j’ai tenu tout prêts, — dans ma valise, un pourpoint, un chapeau, un haut de chausses, le costume — complet.
INNOGÈNE
Tu es l’unique appui — que les dieux me laissent pour vivre. Pars, je te prie. — Il y aurait encore bien des choses à considérer : mais nous tirerons — des circonstances le meilleur profit. Je suis déjà aguerrie — à cette épreuve, et je la soutiendrai — avec un courage de prince.
PISANIO
Ma noble maîtresse, — voici une boîte que je tiens de la reine. Si vous êtes malade sur mer, — si sur cette terre vous avez des langueurs d’estomac, — une goutte de ceci dissipera l’indisposition.
Équipez-vous pour votre virilité… Puissent les dieux — vous guider vers le succès !
INNOGÈNE
Ainsi soit-il ! je te remercie.
Ils se séparent.
Act II Scene III
Quelque part entre le palais de Cymbeline et Milford-Haven.
CYMBELINE
Jusqu’ici ! Et je vous dis adieu.
CAÏUS LUCIUS
Merci, royal seigneur. — Mon empereur m’a écrit. Il faut que je parte ; — et je suis désolé d’avoir à vous déclarer — l’ennemi de mon maître.
CYMBELINE
Nos sujets, seigneur, — ne veulent pas subir son joug ; et, pour nous-même, — nous montrer moins souverain qu’eux — paraîtrait certes peu royal.
CAÏUS LUCIUS
Sur ce, seigneur, je vous demande — une escorte pour m’accompagner jusqu’à Milford-Haven…
Madame, que tous les bonheurs arrivent à votre grâce,
LA REINE
Comme à vous !
CAÏUS LUCIUS
Votre main, monseigneur.
CLOTEN
Prenez-la comme celle d’un ami ; mais à l’avenir — ce sera pour vous celle d’un ennemi.
CAÏUS LUCIUS
Seigneur, c’est à l’événement — de nommer le vainqueur. Adieu.
CYMBELINE
Mes bons seigneurs, ne quittez pas le digne Lucius, — jusqu’à ce qu’il ait passé la Séverne… Bonne chance !
LA REINE
Il part d’ici le sourcil froncé : mais c’est notre honneur — de lui en avoir donné sujet.
CLOTEN
Tant mieux ! — C’est tout ce que désirent vos vaillants Bretons.
CYMBELINE
Lucius a déjà écrit à l’empereur — ce qui se passe ici. Il importe donc que — nos chariots et nos cavaliers soient prêts à temps. — Les forces que l’ennemi a déjà en Gaule — seront bien vite rangées en bataille, dès qu’elles s’ébranleront — contre la Bretagne.
LA REINE
Ce n’est pas le moment de s’endormir, — mais d’agir promptement et vigoureusement.
CYMBELINE
C’est notre confiance qu’il en serait ainsi — qui a fait notre hardiesse… Mais, ma douce reine, — où donc est notre fille ? Qu’on la fasse venir devant nous !
LA REINE
Royal seigneur, — depuis l’exil de Posthumus, c’est dans la retraite — qu’elle a vécu : le temps seul, monseigneur, — peut la guérir.
CYMBELINE
Où est-elle, monsieur ?
PREMIER SEIGNEUR
Ne vous déplaise, sire, — ses appartements sont tous fermés ; et personne — ne veut répondre, quelque bruit que nous fassions.
CYMBELINE
Ses portes fermées ! Fasse le ciel que mes craintes — soient mal fondées !
LA REINE
Mon fils, suivez le roi.
CLOTEN
Cet homme à elle, ce Pisanio, son vieux serviteur, — je ne l’ai pas vu depuis deux jours.
LA REINE
Courez donc.
Qu’est-elle devenue ? Peut-être le désespoir l’aura saisie ; — ou bien, sur les ailes de son fervent amour, elle aura fui — vers son Posthumus adoré. La voilà en proie — à la mort ou au déshonneur : et mon but — est atteint dans les deux cas. Elle à bas, — c’est moi qui dispose de la couronne britannique.
Eh bien, mon fils ?
CLOTEN
Il est certain qu’elle s’est évadée. — Allez calmer le roi ; il est en délire ; personne — n’ose l’approcher.
LA REINE
Tant mieux. Puisse cette nuit — ne pas avoir pour lui de lendemain !
CLOTEN
[Seul] Je l’aime et je la hais, car elle est belle et vraiment royale. Voilà pourquoi je l’aime. Mais — ses dédains pour moi et les faveurs dont elle accable — ce vil Posthumus, font assez de tort à son jugement — pour ternir ses mérites. Et c’est pour cela — que je veux conclure en l’exécrant, oui — jusqu’à me venger d’elle !
Qui est là ? Ah ! vous faites vos paquets, drôle ? — Venez ici. Vous voilà donc, mon précieux entremetteur ! Maraud, — où est ta maîtresse ? réponds en un mot ; sinon, — je t’envoie tout droit chez les démons.
PISANIO
Oh ! mon bon seigneur !
CLOTEN
Où est ta maîtresse ? Par Jupiter, — je ne répéterai pas la question. Est-elle avec ce Posthumus?
PISANIO
Comment serait-elle avec lui ? Depuis quand a-t-elle disparu ? — Il est à Rome.
CLOTEN
Où est-elle, monsieur ? Approchez encore. — Plus d’hésitation ! Apprends-moi tout. — Qu’est-elle devenue ?
PISANIO
Oh ! mon digne seigneur !…
CLOTEN
Digne maraud ! révèle-moi où est ta maîtresse tout de suite, ou ton silence va être à l’instant — ta condamnation et ta mort.
PISANIO
Ce papier contient le récit de tout ce que je sais.
CLOTEN
Voyons…
PISANIO
[À part] Il fallait faire cela ou périr ! — Elle est suffisamment loin : ce qu’il apprend là — peut le mettre en campagne, sans la mettre en danger.
CLOTEN
Humph !
Cette lettre est-elle vraie, drôle ?
PISANIO
Oui, monsieur, à ce que je crois.
CLOTEN
C’est l’écriture de Posthumus ! Je la reconnais… Si tu voulais, mon drôle, ne pas être un manant, mais te mettre loyalement à mon service. As-tu en ta possession quelques vêtements de ton ancien maître ?
PISANIO
J’ai à mon logement l’habillement même qu’il portait quand il prit congé de ma dame et maîtresse.
CLOTEN
Pour premier service, va me chercher cet habillement.
PISANIO
J’obéis, monseigneur.
CLOTEN
[Seul] Oui, j’irai te rejoindre à Milford-Haven… J’ai oublié de lui demander une chose, je m’en souviendrai tout à l’heure… C’est là, misérable Posthumus, que je te tuerai… Je voudrais que cet habillement fût arrivé… Elle m’a dit un jour (j’en ai encore l’amertume sur le cœur !) qu’elle faisait plus de cas du moindre vêtement de Posthumus que de ma noble personne, avec toutes les qualités qui l’ornent. Eh bien, c’est sous les vêtements de Posthumus que je veux la violer. Je commencerai par le tuer, lui, sous ses yeux : alors elle verra ma valeur. Elle s’est fait une joie de me mépriser, je me fais une fête de me venger !
Sont-ce là les vêtements ?
PISANIO
Oui, mon noble seigneur.
CLOTEN
Porte ce costume dans ma chambre ; être le complaisant muet de mes desseins. C’est à Milford qu’est maintenant ma vengeance : que n’ai-je des ailes pour l’atteindre ! Viens, et sois fidèle !
PISANIO
Tu me commandes mon déshonneur ; car t’être fidèle, — ce serait être fourbe, ce que je ne serai jamais — envers le plus loyal des hommes. Va donc à Milford, — mais pour n’y pas trouver celle que tu poursuis. Affluez, affluez — sur elle, bénédictions célestes ! Que l’empressement de ce fou — soit retardé par les obstacles ; que la peine soit toute sa récompense !
Il sort.
Act II Scene IV
Pays de Galles. Devant la caverne de Bélarius.
INNOGÈNE
Je trouve la vie d’homme bien pénible : — je suis épuisée, et voilà deux nuits de suite — que je fais de la terre mon lit. Je me trouverais mal, — si ma résolution ne me soutenait… Ô Milford ! — quand, du haut de la montagne, Pisanio te montrait à moi, — tu étais à l’horizon. Par Jupiter, il me semble — qu’elles fuient toutes devant les malheureux, les habitations où ils — devraient trouver asile. Deux mendiants m’ont dit — que je ne pouvais pas perdre mon chemin. Voudraient-ils mentir, ces pauvres gens — qui sont accablés d’afflictions et qui savent — que c’est un châtiment ou une épreuve ? Pourquoi pas ? Rien d’étonnant à cela, — quand les riches disent si rarement la vérité ! Mentir dans l’abondance — est plus coupable que tromper par besoin, et la fausseté — est pire dans les rois que dans les mendiants… Ah ! mon seigneur bien-aimé, — tu es un de ces perfides… Maintenant que je pense à toi, — ma faim est passée ; et tout à l’heure j’allais — défaillir d’inanition…
Mais que vois-je, là-bas ?… — Voici un sentier qui y mène : c’est quelque sauvage repaire… — Si j’appelais ? Non ; je n’ose pas appeler... Holà ! qui est ici ? Holà !… Pas de réponse. Eh bien, entrons ! — Tirons toujours mon épée ; pour peu que mon ennemi — ait peur d’une lame autant que moi, il osera à peine la regarder. — Donnez-moi un tel adversaire, cieux propices !
BÉLARIUS
C’est vous, Polydore, qui vous êtes montré le meilleur chasseur — et qui serez le seigneur de la fête ; Cadwal et moi, — nous ferons le cuisinier et le valet : venez : notre appétit — rendra savoureux ce repas grossier. Allons, paix à toi, — pauvre demeure qui te gardes toi-même !
GUIDÉRIUS
Je suis épuisé.
ARVIRAGUS
Je suis faible par la fatigue, mais fort en appétit.
GUIDÉRIUS
Il y a de la viande froide dans la caverne ; nous allons la brouter — en attendant que notre gibier soit cuit.
BÉLARIUS, devant la caverne.
Arrêtez ! n’entrez pas : — s’il ne mangeait pas nos vivres, je croirais — qu’il y a là un être féerique.
GUIDÉRIUS
Qu’est-ce donc, monsieur ?
BÉLARIUS
Par Jupiter, c’est un ange ou — une merveille terrestre ! Regardez la divinité — à l’âge de l’adolescence !
INNOGÈNE
Bons maîtres, ne me faites pas de mal. — Avant d’entrer ici, j’ai appelé, et je comptais — mendier ou acheter ce que j’ai pris. Sur ma parole, — je n’ai rien volé, et je ne l’aurais pas fait, quand j’aurais trouvé — le sol jonché d’or. Voici de l’argent pour ce que j’ai mangé ; — je l’aurais laissé sur la table, aussitôt — mon repas fini, et je m’en serais allé — en priant pour l’hôtelier.
GUIDÉRIUS
De l’argent, jeune homme !
ARVIRAGUS
Que plutôt tout l’or et tout l’argent de la terre soient changés en fange !
BÉLARIUS
Où allez-vous ?
INNOGÈNE
À Milford-Haven.
BÉLARIUS
Quel est votre nom ?
INNOGÈNE
Fidèle, monsieur.
BÉLARIUS
De grâce, beau damoiseau, — ne nous prenez pas pour des rustres, et ne mesurez pas nos bonnes âmes — à notre sauvage demeure. Vous êtes le bienvenu. — Il fait presque nuit. Vous accepterez un repas meilleur — avant de partir, et nos remercîments pour être resté notre convive. — Garçons, faites-lui fête.
GUIDÉRIUS
Si vous étiez femme, damoiseau, — je vous ferais une rude cour, rien que pour être votre fiancé.
ARVIRAGUS
Cela me rassure, — qu’il soit homme. Je l’aimerai comme mon frère… — Oui, l’accueil que je lui ferais — après une longue absence, recevez-le de moi : vous êtes le très-bienvenu ! — Soyez joyeux, car vous êtes tombé parmi des amis.
INNOGÈNE
[à part] Des amis ! — si c’étaient des frères ! Plût au ciel qu’ils le fussent ! — ils seraient les fils de mon père ! Dieux ! pardonnez-moi ! — je voudrais changer de sexe pour être leur camarade, — puisque Léonatus m’a trompée.
BÉLARIUS
Quelque souffrance l’étreint.
GUIDÉRIUS
Que je voudrais l’en délivrer !
ARVIRAGUS
Et moi ! quelle qu’elle soit ! — à tout prix, à tout risque, grands dieux !
BÉLARIUS
Les grands, — nous allons accommoder notre gibier… Entrez, beau jouvenceau : — à jeun, la causerie est pénible ; quand nous aurons soupé, — nous te demanderons sans indiscrétion ton histoire, — juste, du moins, ce que tu voudras nous en dire.
GUIDÉRIUS
Marchez devant, je vous prie.
ARVIRAGUS
La nuit est moins agréable au hibou, le matin à l’alouette, qu’à nous votre venue.
INNOGÈNE
Merci, monsieur.
Ils disparaissent dans la caverne.
Act II Scene V
Rome ? Ou Milford-Haven ?
SOLDATS
Vive César !
PREMIER SOLDAT
Lucius est-il général de toutes les forces ?
DEUXIÈME SEIGNEUR
Oui.
TRIBUN
Il est maintenant en Gaule ?
PREMIER SEIGNEUR
Avec les légions — dont je vous parlais et que vos levées — doivent renforcer.
TRIBUN
Nous ferons notre devoir.
Ils s’éloignent.
Act II Scene VI
Dans le pays de Galles. Aux environs de la caverne.
CLOTEN
Me voici près de l’endroit où ils doivent se rejoindre, si Pisanio m’a fidèlement renseigné. Comme les vêtements de Posthumus me vont bien ! Pourquoi sa maîtresse, faite par celui qui a fait son tailleur, ne m’irait-elle pas aussi ? J’ose me le déclarer à moi-même (car il n’y a pas de vaine gloire pour un homme à causer seul dans sa chambre avec son miroir), les lignes de mon corps sont aussi bien dessinées que les siennes ; je suis non moins jeune que lui, plus fort, son supérieur par la naissance… Avant une heure, Posthumus, ta tête, qui maintenant tient à tes épaules, sera abattue, ta maîtresse violée, tes vêtements coupés en morceaux devant ta face ! Cela fait, je la chasse du pied jusque chez son père : celui-ci m’en voudra peut-être un peu de ce rude traitement, mais ma mère, qui a tout pouvoir sur son humeur, tournera l’affaire à mon éloge… Fortune, mets-les sous ma main !
Il s’éloigne.
Act II Scene VII
Devant la caverne.
BÉLARIUS
[à Innogène] Vous n’êtes pas bien ; restez dans la caverne ; — nous reviendrons près de vous après la chasse.
ARVIRAGUS.
Frère, restez ici. — Ne sommes-nous pas frères ?
INNOGÈNE
Je suis très-malade.
GUIDÉRIUS
Allez à la chasse, vous autres ; moi, je resterai avec lui.
INNOGÈNE
Je ne suis pas assez malade pour cela ; quoique je ne sois pas bien. Je suis indisposé ; mais votre présence — ne pourrait pas me guérir. Mon mal n’est pas grave, — puisque je puis le raisonner. De grâce, ayez confiance, laissez-moi : — je ne puis dérober ici que moi-même !
GUIDÉRIUS
Je t’aime ; je t’ai dit — de quel grand amour ; il égale — celui que j’ai pour mon père.
BÉLARIUS
Quoi ! que dis-tu ? que dis-tu ?
ARVIRAGUS
Si c’est pécher que de parler ainsi, monsieur, je m’accouple — à la faute de mon cher frère. Je ne sais pourquoi — j’aime ce jeune homme ; je vous ai ouï dire — que la raison de l’amour est sans raison.
BÉLARIUS
[à part] Ô noble élan ! Je ne suis pas leur père ; mais cet inconnu, par quel miracle l’aiment-ils plus que moi ?
ARVIRAGUS
Frère, adieu.
INNOGÈNE
Bonne chasse !
ARVIRAGUS.
Bonne santé !…
À vos ordres, monsieur !
INNOGÈNE
[à part] Voilà de bienfaisantes créatures ! Dieux, que de mensonges j’ai entendus ! — Nos courtisans disent que tout est sauvage, hors de la cour. — Expérience, oh ! quel démenti tu leur donnes ! — Je souffre toujours, toujours du cœur… Pisanio, — je vais essayer de ton remède.
BÉLARIUS
En campagne, en campagne !
Nous allons vous laisser pour le moment ; rentrez et reposez-vous.
ARVIRAGUS
Nous ne serons pas longtemps dehors.
BÉLARIUS
Je vous en prie, ne soyez pas malade, — car il faut que vous soyez notre ménagère.
INNOGÈNE
Bien ou mal portant, — je vous suis attaché.
BÉLARIUS
Pour toujours !
Ce jeune homme, quelle que soit sa détresse, semble être — de bonne maison.
ARVIRAGUS
Quel chant angélique il a !
GUIDÉRIUS
Et puis sa cuisine est exquise. Il découpe nos racines en chiffres.
ARVIRAGUS
Avec quelle noblesse il réprime — chaque sourire par un soupir !
GUIDÉRIUS
Je remarque — que la douleur et la patience, qui ont pris germe en lui…
BÉLARIUS
Il fait grand jour. Allons, en marche !… Qui vient là ?
CLOTEN
Je ne peux pas trouver ces vagabonds : le maraud — s’est moqué de moi… Je suis défaillant.
BÉLARIUS
Ces vagabonds ! — Est-ce de nous qu’il veut parler ? Il me semble le reconnaître ; c’est — Cloten, le fils de la reine. Je crains quelque embûche… — Il y a bien des années que je ne l’ai vu, et pourtant — je suis sûr que c’est lui… Nous sommes mis hors la loi… Partons.
GUIDÉRIUS
Il est tout seul : vous et mon frère, cherchez — si quelque escorte est proche, je vous en prie, allez, — et laissez-moi seul avec lui.
CLOTEN
Doucement ! qui êtes-vous, — vous qui fuyez ainsi ? quelques brigands des montagnes ? — J’en ai entendu parler… Tu es un voleur, — un effracteur de loi, un scélérat. Rends-toi, bandit !
GUIDÉRIUS
À qui ? à toi ? Qui es-tu ? N’ai-je pas — le bras aussi fort que toi ? le cœur aussi fort ? Qui es-tu donc, pour que je me rende à toi ?
CLOTEN
Misérable drôle, — est-ce que tu ne me connais pas par mes vêtements ?
GUIDÉRIUS
Non, coquin, pas plus que le tailleur.
CLOTEN
Précieux maraud, — ce n’est pas mon tailleur qui les a faits.
GUIDÉRIUS
Décampe donc, et va remercier — l’homme qui te les a donnés. Tu es un triste hère ; — je répugne à te battre.
CLOTEN
Insolent bandit, — apprends seulement mon nom et tremble.
GUIDÉRIUS
Quel est ton nom ?
CLOTEN
Cloten, drôle !
GUIDÉRIUS
Cloten, double drôle, a beau être ton nom, — je ne tremble pas ; si tu t’appelais crapaud, ou vipère, ou araignée, — j’en serais plus ému.
CLOTEN
Sache — que je suis le fils de la reine.
GUIDÉRIUS
J’en suis fâché ; ta mine — n’est pas digne de ta naissance.
CLOTEN
Est-ce que tu n’es pas épouvanté ?
GUIDÉRIUS
Je ne crains que ceux que je révère, les sages ; les fous, j’en ris et je n’en ai pas peur.
CLOTEN
Meurs donc !… à mort ! — Quand je t’aurai tué de ma propre main, — je poursuivrai ceux qui viennent de s’enfuir, — et j’accrocherai vos têtes aux portes de la ville de Lud : — rends-toi, sauvage montagnard.
BÉLARIUS
Pas d’escorte aux environs.
ARVIRAGUS
Pas la moindre ; vous vous serez mépris sur lui certainement.
BÉLARIUS
Il y a longtemps que je ne l’ai vu, — mais je suis sûr que c’était Cloten.
ARVIRAGUS
C’est ici que nous les avons laissés.
BÉLARIUS
Mais vois donc : ton frère !
GUIDÉRIUS
Ce Cloten était un niais ! Hercule lui-même — n’aurait pas pu lui broyer la cervelle, car il n’en avait pas.
BÉLARIUS
Qu’as-tu fait ?
GUIDÉRIUS
Je sais parfaitement quoi : j’ai coupé la tête d’un certain Cloten, — se disant fils de la reine, — qui me traitait de traître, de montagnard, et qui jurait — que, seul, de sa main il nous empoignerait tous, — arracherait nos têtes de la place où, grâce aux dieux ! elles sont encore, — et les planterait sur les murs de la ville de Lud.
BÉLARIUS
C’en est fait de nous tous.
GUIDÉRIUS
Eh bien, digne père, qu’avons-nous à perdre de plus — que la vie qu’il jurait de nous ôter ? La loi — ne nous protège pas… Quelle escorte — avez-vous découverte !
BÉLARIUS
Nous n’avons pas — aperçu une âme, mais il n’est pas probable — qu’il se soit hasardé à venir seul; nous sommes donc trop fondés — à craindre que ce corps-là n’ait une queue — plus terrible que la tête.
ARVIRAGUS
Que le dénoûment — soit tel que l’auront prédit les dieux ! Quoi qu’il arrive, — mon frère a bien fait.
GUIDÉRIUS
C’est avec sa propre épée, — qu’il brandissait sous ma gorge, que je lui ai tranché — la tête. Je vais la jeter dans le torrent, — derrière notre rocher, pour qu’elle aille à la mer — dire aux poissons qu’elle est la tête de Cloten, le fils de la reine. — C’est tout le cas que j’en fais.
BÉLARIUS
Je crains des représailles. — Je voudrais, Polydore, que tu n’eusses pas fait cela, quoique — la valeur t’aille si bien !
ARVIRAGUS
Je voudrais, moi, l’avoir fait, — dût la vengeance retomber sur moi seul !
BÉLARIUS
Allons ! C’est chose faite. — Nous ne chasserons plus aujourd’hui : ne cherchons pas les dangers — inutiles. Retourne à notre rocher ; — toi et Fidèle, vous serez les cuisiniers ; moi, j’attendrai ici — que mon agile Polydore soit revenu.
ARVIRAGUS
Pauvre Fidèle ! malade ! — je vais le revoir avec plaisir. Pour lui rendre ses couleurs, — je saignerais volontiers toute une paroisse de Clotens, — et je m’en louerais comme d’un acte de charité.
BÉLARIUS
Ô déesse ! — ô divine nature, comme tu te révèles dans ces deux princes enfants ! Ils sont doux — comme les zéphirs qui soufflent sous la violette, — sans même agiter sa corolle embaumée ; et pourtant, — dès que leur sang royal s’échauffe, les voilà aussi violents que la rude rafale, — qui prend par la cime le pin de la montagne, — et le fait plier jusqu’à la vallée. Chose merveilleuse, — qu’un invisible instinct leur ait appris — cette majesté sans leçon, cette dignité sans enseignement, — cette urbanité sans exemple, et cette valeur — qui germe en eux sauvage, mais qui fait moisson, — comme si elle avait été semée !… Pourtant je me demande toujours — ce que nous présage la présence de Cloten ici…
GUIDÉRIUS
J’ai envoyé la caboche de Cloten, dans le torrent, — en ambassade à sa mère...
BÉLARIUS
Écoute, Polydore ! Écoute !
GUIDÉRIUS
Cadwal est-il fou ?
BÉLARIUS
Regarde, le voici !
ARVIRAGUS
Il est mort, l’oiseau — auquel nous tenions tant ! Je voudrais — avoir bondi de seize ans à soixante, — plutôt que d’avoir vu ceci !
GUIDÉRIUS
Ô lis charmant ! si beau — !
BÉLARIUS
Ô mélancolie ! Créature bénie, — le ciel sait quel homme tu aurais pu faire; — en quel état l’avez-vous trouvé ?
ARVIRAGUS
Roide, comme vous voyez ; — souriant ainsi, sa joue droite — reposait sur un coussin.
GUIDÉRIUS
Il n’est qu’endormi, en effet. — S’il nous a quittés, c’est afin d’avoir dans le tombeau un lit — sans que les vers osent s’approcher de lui.
ARVIRAGUS
C’est avec les plus belles fleurs — que, tant que durera l’été et que je vivrai ici, je veux, Fidèle, — embaumer ta triste tombe.
GUIDÉRIUS
Allons l’ensevelir, — et ne laissons pas différer par l’extase — l’acquittement d’une dette…
ARVIRAGUS
Oui, faisons cela, et berçons-le pour la fosse.
GUIDÉRIUS
Cadwall, je ne peux pas chanter : je pleurerai.
BÉLARIUS
Les grandes douleurs, je le vois, guérissent les moindres : car voilà Cloten — tout à fait oublié… Enfants, il était fils d’une reine ; — et, bien qu’il soit venu à nous en ennemi, rappelez-vous — qu’il l’a payé cher. Humbles et puissants, tous doivent pourrir — également et ne faire qu’une même poussière. Notre ennemi était princier ; — mais ensevelissez-le comme un prince.
ARVIRAGUS
Pendant que vous l’irez chercher — nous dirons notre hymne…
GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS
Ne crains plus la chaleur du soleil,
Ni les rages du vent furieux.
Tu as fini ta tâche en ce monde,
Et tu es rentré chez toi, ayant touché tes gages.
Garçons et filles chamarrés doivent tous
Devenir poussière, comme les ramonneurs.
Ne crains plus la moue des grands.
Tu as dépassé l’atteinte du tyran ;
Plus de souci pour te vêtir et manger !
Pour toi le roseau est égal au chêne.
Sceptre, talent, science, tout doit
Aboutir à ceci, et devenir poussière.
Ne crains plus le jet de l’éclair
Ni le coup de tonnerre redouté.
Ne crains plus la calomnie, censure brutale.
Joie et larmes sont finies pour toi.
Tous les jeunes amants, tous les amants doivent
Te rejoindre et devenir poussière.
GUIDÉRIUS
Que nul exorciste ne te tourmente !
ARVIRAGUS
Que nulle magie ne t’ensorcelle !
GUIDÉRIUS
Que les spectres sans sépulture te respectent !
ARVIRAGUS
Que rien de funeste ne t’approche !
GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS
Aie une fin tranquille,
Et que ta tombe soit vénérée !
GUIDÉRIUS
Allons, ensevelissons aussi ce corps.
BÉLARIUS
Voici quelques fleurs ; vers minuit, nous en mettrons d’autres ; — les plantes qui ont sur elles la froide rosée de la nuit — conviennent le mieux pour joncher les tombes…
Sur leurs visages !… — Vous aussi, vous étiez des fleurs et vous voilà flétris, comme — le seront bientôt celles que nous jetons sur vous… Maintenant, retirons-nous; — la terre qui les avait donnés les a repris. — Leurs plaisirs ici-bas sont passés, comme leurs peines.
INNOGÈNE
[Rêvant] Oui, monsieur, à Milford-Haven ; quel est le chemin ?… — Mais, doucement ! pas de camarade de lit. Oh ! dieux et déesses !
Ces fleurs; — ce cadavre sanglant… J’espère que je rêve encore : — je songeais que j’étais ménagère d’une caverne, — et cuisinière chez d’honnêtes gens. Mais cela n’est pas… En vérité, — je tremble toujours de peur.
Un homme décapité !
Les vêtements de Posthumus ! — Je reconnais la forme de sa jambe ; voici sa main, — ses muscles herculéens ; mais sa face de Jupiter ?… — Assassinerait-on au ciel ?… Comment ! elle n’est plus là ?
Ah ! Pisanio, c’est toi qui, — complice de Cloten, ce démon effréné, — a égorgé mon seigneur ! Ce damné Pisanio ! — avec ces lettres fabriquées, ce damné Pisanio, — Ô Posthumus ! hélas ! — où est ta tête ? — Pisanio aurait bien pu te frapper au cœur, — et te laisser la tête… Qui a pu faire cela ? Pisanio ?… — Oui, lui et Cloten ; — ont fait ici cette catastrophe ! — La drogue qu’il m’avait donnée, ne l’ai-je pas trouvée — meurtrière pour les sens ? Voilà qui confirme tout : — c’est bien l’œuvre de Pisanio et de Cloten ! Oh ! — laisse-moi colorer de ton sang mes joues pâles, — pour que tous deux nous paraissions plus horribles à ceux — qui pourront nous trouver ! Ô mon seigneur ! mon seigneur !
IACHIMO
Les légions en garnison dans la Gaule — elles sont prêtes à agir.
CAÏUS LUCIUS
Donnez l’ordre que nos troupes disponibles — soient rangées en bataille ; dites aux capitaines d’y veiller…
Eh bien, maître, — qu’avez-vous rêvé récemment touchant l’issue de cette guerre ?
LE DEVIN.
La nuit dernière, les dieux eux-mêmes m’ont envoyé une vision ; j’ai vu l’oiseau de Jupiter, l’aigle romaine, s’envoler — du sud nébuleux vers ce côté du couchant, — et là s’évanouir dans les rayons du soleil : ce qui — (à moins que mes péchés n’aient obscurci ma prescience) — présage le succès de l’armée romaine.
CAÏUS LUCIUS
Fais souvent des rêves pareils, — et toujours véridiques…
Doucement ! Oh ! quel est ce tronc — décapité ? Cette ruine annonce que jadis — elle a été un noble édifice…
Eh quoi, un page ! — Mort ou endormi sur l’autre !
IACHIMO
Il est vivant, monseigneur.
CAÏUS LUCIUS
Alors il nous expliquera ce corps mutilé…
Jeune homme, — informe-nous de tes aventures ; car, il semble — qu’elles implorent les questions. Qui est-il, — et qui es-tu ?
INNOGÈNE
Je ne suis rien ; ou, si je suis quelque chose, — mieux vaudrait n’être rien. Celui-là était mon maître, — un Breton vaillant et bon, — tué ici par des montagnards… Hélas ! — il n’y a plus de pareils maîtres !
CAÏUS LUCIUS
Quel est ton nom ?
INNOGÈNE
Fidèle, seigneur ?
CAÏUS LUCIUS
Ton nom sied bien — à ton dévouement : ton dévouement à ton nom. — Veux-tu risquer la chance avec moi ? Je ne dis pas — que ton nouveau maître vaudra l’autre ; mais sois sûr — qu’il t’aimera autant.
INNOGÈNE
Je vous suivrai, seigneur. Mais d’abord je vais, s’il plaît aux dieux, — mettre mon maître à l’abri des mouches, dans un trou aussi profond — que pourront le faire ces pauvres pioches.
Puis, quand — j’aurai jonché sa tombe de feuilles et d’herbes sauvages ; — quand sur elle j’aurai répété cent prières, — comme je le pourrai, pleurant et soupirant ; — je quitterai alors son service et me mettrai au vôtre.
CAÏUS LUCIUS
Mes amis, — cet enfant nous a appris nos devoirs d’hommes. Cherchons — le gazon le mieux paré de pâquerettes, — et faisons au mort, avec nos piques et nos pertuisanes, — une tombe. Allons ; enlevez-le !…
Enfant, il nous est recommandé — par toi, et il aura la sépulture — que peuvent donner des soldats. Du courage ! essuie tes yeux. — Certaines chutes ne sont que des moyens plus heureux d’élévation.
Tous s’en vont.
Act II Scene VIII
Dans le palais des rois de Bretagne.
CYMBELINE
Qu’on retourne, et qu’on vienne me dire comment elle est ! — Une fièvre causée par l’absence de son fils ! — Un délire qui met sa vie en danger !… Cieux, — quels coups profonds tu me portes à la fois ! Innogène, — ma plus grande consolation, disparue ! La reine, — sur un lit d’agonie, tandis — que des guerres terribles me menacent !
PISANIO
Que votre majesté me permette de lui dire — que les légions romaines, toutes tirées de la Gaule, — sont débarquées sur vos côtes, avec un renfort.
CYMBELINE
C’est maintenant qu’il me faudrait les conseils de mon fils et de la reine ! — Je suis étourdi d’affaires.
PISANIO
Mon bon suzerain, — vos forces peuvent amplement tenir tête — à celles qui vous sont signalées : qu’il en vienne de nouvelles, vous en trouverez de nouvelles. — Il ne s’agit que de mettre en mouvement ces masses — impatientes de marcher.
CYMBELINE
Je vous remercie. Retirons-nous, — et faisons face aux circonstances, dès qu’elles s’offriront à nous.
PISANIO
Je n’ai rien reçu de mon maître depuis — que je lui ai écrit qu’Innogène était tuée. C’est étrange. — Pas de nouvelles, non plus, de ma maîtresse; je ne sais pas davantage — ce qu’est devenu Cloten ; je reste — absolument perplexe. Les cieux ont encore beaucoup à faire. — La guerre actuelle fera voir au roi même — que j’aime mon pays. — Laissons le temps éclaircir tous les autres doutes. — La fortune mène au port plus d’une barque sans gouvernail.
Il sort.
Act II Scene IX
Pays de Galles. Devant la caverne.
GUIDÉRIUS
Le bruit est tout autour de nous.
BÉLARIUS
Éloignons-nous-en.
ARVIRAGUS
Quel charme, monsieur, trouvons-nous à la vie, pour la soustraire — ainsi à l’action et à l’aventure ?
GUIDÉRIUS
Oui, quel est notre espoir — en nous cachant ? Si nous suivons cette voie, ou les Romains — nous tueront comme Bretons, ou ils nous admettront — comme des barbares révoltés contre leur patrie — dont il faut se servir, et ils nous tueront après.
BÉLARIUS
Mes fils, — nous irons plus haut dans les montagnes, afin d’être en sûreté.
GUIDÉRIUS
Voilà, monsieur, une crainte — peu digne de vous en ce moment, — et peu édifiante pour nous.
ARVIRAGUS
Est-il vraisemblable — qu’ils aillent perdre leur temps à nous examiner ?
BÉLARIUS
Oh ! je suis trop connu — dans l’armée. D’ailleurs, le roi — n’a mérité ni mes services ni votre amour.
ARVIRAGUS
Par ce soleil qui brille, — j’irai, moi. Je suis honteux, — quand je regarde le soleil sacré, de jouir — de ses rayons bienfaisants, en restant — si longtemps un pauvre inconnu.
GUIDÉRIUS
Par le ciel, j’irai aussi, moi !
Si vous voulez me bénir, seigneur, et me donner ma liberté, — je défendrai vaillamment ma vie ; mais si vous ne le voulez pas, — que les conséquences de ce refus retombent sur moi — de la main des Romains !
ARVIRAGUS
J’en dis autant. Ainsi soit-il !
BÉLARIUS
Il n’y a pas de raison, puisque vous faites — si peu de cas de votre vie, pour que je prenne — plus de souci de ma caducité. Je suis des vôtres, enfants. — Si le sort veut que vous mourriez pour la défense de votre patrie, — mon lit sera fait, enfants, et j’y dormirai près de vous. — En avant ! en avant !…
[À part] Le temps leur semble long. Leur sang est humilié — de ne pouvoir jaillir et prouver qu’ils sont nés princes !
Act II Scene X
Le camp romain.
POSTHUMUS LEONATUS
Oui, linge sanglant, je te conserverai ; car c’est moi qui ai voulu — que tu fusses teint ainsi… Ô Pisanio, — un bon serviteur n’exécute pas tous les ordres : — il n’est tenu d’obéir qu’aux justes… On m’a amené ici, — au milieu de la noblesse italienne, pour combattre, — contre le trône de mon Innogène. C’est assez, — Bretagne, que j’aie tué ta souveraine. Sois calme ! — je ne te porterai pas d’autre coup. Donc, cieux propices, — écoutez patiemment ma résolution : je vais me débarrasser — de ces vêtements italiens, et m’habiller — en paysan breton. Ainsi, je veux combattre — contre le parti avec qui je suis venu ; ainsi, je veux mourir — pour toi, ô Innogène, pour toi qui fais de ma vie — une mort de chaque soupir ; ainsi, inconnu, — n’excitant ni pitié ni haine, je veux me précipiter — à la face du péril. Je veux que les hommes reconnaissent — en moi plus de valeur que n’en annoncent mes habits. — Dieux, mettez en moi la force des Léonati ! — Pour la honte des modes de ce monde, je veux — mettre la distinction dans l’homme et non hors de lui.
Il sort.
Act II Scene XI
IACHIMO
Le crime qui pèse sur mon cœur — m’ôte l’énergie. J’ai calomnié une femme, et l’air qui y souffle — m’affaiblit par représailles….
BÉLARIUS
Halte ! halte ! Nous avons l’avantage du terrain ; rien ne décide notre déroute — que notre lâche frayeur.
GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS
Halte ! halte ! et combattons !
CAÏUS LUCIUS
Retire-toi de la mêlée, enfant, et sauve-toi ; — les amis tuent les amis, et le désordre est tel — que si la guerre avait les yeux bandés !
IACHIMO
Tout cela, grâce à leurs troupes fraîches !
CAÏUS LUCIUS
La journée a étrangement tourné. Ayons vite — des renforts, ou fuyons !
Ils s’éloignent.
Act II Scene XII
Une autre partie du champ de bataille.
POSTHUMUS LEONATUS
Combien aujourd’hui auraient donné leurs honneurs — pour sauver leurs carcasses ? Combien ont tourné les talons dans ce but — et pourtant ont péri ! Et moi, resté sous le charme de mon malheur, — je n’ai pu trouver la mort là où je l’entendais râler, — ni être atteint par elle là où elle frappait. N’importe, je veux la trouver. Je reprends ma place — je ne veux plus combattre. Pour moi, ma rançon est la mort : — je viens ici, n’importe dans quels rangs, jeter une existence — que je ne veux plus ni garder ni remporter. — Cédons-la à tout prix pour Innogène !
PREMIER CAPITAINE
Que le grand Jupiter soit loué ! Lucius est pris. — On croit que ce vieillard et ses fils étaient des anges.
DEUXIÈME CAPITAINE
Il y en avait un quatrième, en habit de paysan, — qui a donné l’attaque avec eux.
PREMIER CAPITAINE
C’est ce qu’on raconte : — mais on n’a pu retrouver aucun d’eux…
Halte ! Qui est là ?
POSTHUMUS LEONATUS
Un Romain.
DEUXIÈME CAPITAINE
Qu’on mette la main sur lui ! Encore un de ces chiens ! Qu’on le mène au roi.
POSTHUMUS LEONATUS
Sois la bienvenue, captivité ! Ô ma conscience ! c’est toi qui es aux fers — bien plus que mes jambes et mes poignets. Dieux bons, donnez-moi — l’instrument du repentir pour lui ouvrir le verrou — et la délivrer à jamais ! Suffit-il que j’aie des regrets ? — Avec des regrets les enfants apaisent leur père temporel, — et les dieux sont plus miséricordieux encore. Si je dois faire acte de pénitence, — je ne puis mieux le faire que dans cette captivité. En échange de la chère vie d’Innogène, prenez la mienne ; bien — qu’elle ne la vaille pas, c’est encore une vie frappée à votre coin. Ah ! puissances célestes, — ne me refusez pas ce règlement, prenez ma vie, — et faites-moi quitte de ces froides entraves. Ô Innogène ! — je veux te parler en silence.
JUPITER
« Quand un lionceau, inconnu à lui-même, trouvera sans le chercher un souffle d’air tendre qui l’embrassera, et quand des rameaux, détachés d’un cèdre auguste, et morts depuis longues années, revivront pour être réunis à leur antiquFe souche et reverdir de nouveau ; alors les misères de Posthumus seront terminées, la Bretagne sera heureuse et fleurira dans l’abondance et dans la paix. »
POSTHUMUS LEONATUS
S’éveillant, il lit le papier avec la prophétie laissée là.
« …et fleurira dans l’abondance et dans la paix. »
Ceci est encore un rêve…
LE GEOLIER
Allons, monsieur, êtes-vous prêt pour la mort ?
POSTHUMUS LEONATUS
Presque trop cuit, mon cher ! je suis prêt depuis longtemps.
Ils sortent.
Act II Scene XIII
La tente royale.
CYMBELINE
Tenez-vous à mes côtés, vous que les dieux ont faits — les sauveurs de mon trône. Quelle douleur pour mon cœur — qu’on n’ait pu retrouver le pauvre soldat — qui a si magnifiquement combattu, dont les haillons — faisaient honte aux armures dorées, et dont la poitrine nue — marchait devant les boucliers impénétrables ! — Heureux celui qui le trouvera, si — notre grâce peut faire son bonheur !
BÉLARIUS
Je n’ai jamais vu — si noble furie dans un si pauvre être.
CYMBELINE
Pas de nouvelles de lui ?
PISANIO
On l’a cherché parmi les morts et les vivants ; — aucune trace de lui.
CYMBELINE
À mon grand regret, je deviens — l’héritier de sa récompense. Je veux l’ajouter —
À la vôtre, ô vous, bras, cœur,
cerveau de la Bretagne, — vous par qui je conviens qu’elle vit ! Pliez le genou. — Relevez-vous, mes chevaliers de bataille.
CORNÉLIUS
Salut, grand roi ! — Dussé-je aigrir votre bonheur, je dois vous annoncer — que la reine est morte.
CYMBELINE
À qui ce message — peut-il convenir plus mal qu’à un médecin ? Comment a-t-elle fini ?
CORNÉLIUS
Par une horrible mort, frénétique comme sa vie : — sans cesse cruelle au monde, elle a fini par être — plus cruelle pour elle-même. Ce qu’elle a avoué, — je vous le répéterai, si cela vous plaît.
CYMBELINE
Parle, je te prie.
CORNÉLIUS
D’abord, elle a avoué qu’elle ne vous avait jamais aimé, — qu’éprise, non de vous, mais de la grandeur que vous lui donniez, — elle s’était mariée avec votre royauté et avait épousé votre rang, — en abhorrant votre personne.
CYMBELINE
Elle seule savait cela ; — et, si elle ne l’avait déclaré en mourant, je n’en aurais pas cru — ses lèvres mêmes. Continue.
CORNÉLIUS
Votre fille, qu’elle affectait d’aimer — si profondément, était, elle l’a avoué, — un scorpion à ses yeux : si sa fuite — ne l’avait prévenue, elle lui eût — ôté la vie par le poison.
CYMBELINE
Ô le raffiné démon ! — Qui donc peut lire une femme ?… Est-ce tout ?
CORNÉLIUS
Le pire est encore à dire, seigneur. Elle a avoué qu’elle vous préparait — un poison minéral qui, une fois pris, — devait, minute par minute, ronger votre vie, et, fibre à fibre, — vous consumer de langueur. Pendant ce temps, elle vous aurait bien préparé par sa ruse, enlever — pour son fils l’adoption de la couronne ; — mais, l’étrange disparition de celui-ci lui ayant fait manquer le but, — une rage sans pudeur l’a prise : elle a, en dépit — du ciel et des hommes, révélé ses projets, regrettant — que les maux couvés par elle n’eussent pas éclos, et, ainsi, — désespérée, elle est morte.
CYMBELINE
Ce ne sont pas mes yeux — que je blâme, car elle était belle, — ni mes oreilles, qui entendaient ses flatteries, ni mon cœur, — qui la crut ce qu’elle semblait être : le vice aurait été — de se méfier d’elle. Pourtant, ô ma fille ! — tu peux bien dire qu’il y avait folie chez moi, — et en attester les souffrances. Puisse le ciel tout réparer !
Tu ne viens plus, Caïus, nous demander le tribut : — les Bretons l’ont aboli, mais pour cela ils ont perdu — bien des braves : les parents des morts ont demandé — que tant de bonnes âmes fussent apaisées par le sacrifice — de vous tous, captifs, et nous le leur avons accordé — Préparez-vous donc.
CAÏUS LUCIUS
Songez, seigneur, aux hasards de la guerre : la journée — n’a été à vous que par accident : si elle se fût décidée pour nous, — nous n’aurions pas, de sang-froid, menacé — nos prisonniers du glaive. Mais puisque les dieux — veulent que notre vie seulement — serve de rançon, soit ! Je ne veux — implorer de vous qu’une chose…
Mon page est né Breton. — Acceptez sa rançon. — jamais maître — n’eut un serviteur plus affable, plus dévoué, plus fidèle. Il n’a fait de mal à aucun Breton, — bien qu’il ait servi un Romain. Sauvez-le, Seigneur, — et n’épargnez pas le sang des autres.
CYMBELINE
Je suis sur de l’avoir vu… — Ses traits me sont familiers. — Enfant, tu as d’un regard conquis ma faveur : — et demande à Cymbeline la grâce que tu voudras : — oui, quand ce serait la vie d’un de ces prisonniers, — du plus noble !
INNOGÈNE
Je remercie humblement votre altesse.
CAÏUS LUCIUS
Je ne te dis pas de demander ma vie, cher garçon, — et je suis sûr pourtant que tu vas le faire.
INNOGÈNE,
[Les yeux fixés sur Iachimo.] Non, non ! hélas ! — J’ai autre chose à faire : j’aperçois un objet — aussi pénible pour moi que la mort ; votre vie, mon bon maître, — doit se tirer de là toute seule.
CYMBELINE
Que désires-tu, enfant ? — Je t’aime de plus en plus. Connais-tu celui que tu regardes ? Parle, — veux-tu qu’il vive ? Est-il ton parent ? ton ami ?
INNOGÈNE
C’est un Romain ; il n’est pas plus mon parent — que je ne le suis de votre altesse.
CYMBELINE
Pourquoi donc le considères-tu ainsi ?
INNOGÈNE
Sire, je vous le dirai en particulier, si vous daignez — m’entendre.
CYMBELINE
Oui, de tout mon cœur.
BÉLARIUS
Est-ce que cet enfant-là n’est pas ressuscité ?
ARVIRAGUS
Fidèle !
GUIDÉRIUS
C’est le mort que voilà vivant.
BÉLARIUS
Chut ! chut ! voyons la suite ; il ne nous regarde pas ; attendons. — Des créatures peuvent être aussi semblables ; si c’était lui, je suis sûr — qu’il nous aurait parlé.
GUIDÉRIUS
Mais c’est lui que nous avons vu mort.
BÉLARIUS
Silence ; voyons la suite.
PISANIO
[à part] C’est ma maîtresse. — Puisqu’elle est vivante, advienne — que pourra.
CYMBELINE
Viens, place-toi à notre côté, — et fais ta demande tout haut…
[À Iachimo] Monsieur, avancez, — répondez à cet enfant, et faites-le franchement…
INNOGÈNE
La faveur que je réclame est que ce gentilhomme explique — de qui il tient cet anneau.
POSTHUMUS LEONATUS
[à part] Qu’est-ce que cela lui fait ?
CYMBELINE
Ce diamant à votre doigt, dites, — d’où vous vient-il ?
IACHIMO
Je suis heureux qu’on me contraigne de déclarer — ce que je souffre tant de cacher. C’est par une infamie — que j’ai acquis cet anneau. Ce bijou était à Léonatus — que tu as banni, le plus noble seigneur qui ait jamais vécu — entre le ciel et la terre ! Veux-tu en savoir davantage, mon seigneur ?
CYMBELINE
Oui, toute la vérité sur ceci.
IACHIMO
Ta fille, cette perfection…
CYMBELINE
Ma fille ! que dis-tu ! Fais un effort, l’homme, et parle.
IACHIMO
La chasteté de votre fille… M’y voici !… — Posthumus en parla comme si, à côté de cette froideur unique, — les rêves de Diane étaient brûlants ! Sur quoi, misérable que je suis, — je révoquai ses éloges en doute, et, pariant — des pièces d’or contre cette bague qu’il portait alors — à son doigt honoré, je gageai que j’obtiendrais — par faveur sa place dans le lit nuptial — et que je gagnerais son anneau — par l’adultère d’Innogène et le mien. Lui, en digne chevalier, — ayant dans sa vertu toute la foi — que j’ai acquise par expérience… Vous pouvez, seigneur, — vous rappeler m’avoir vu à votre cour : c’est alors que j’appris — de votre chaste fille quelle vaste différence — il y a entre l’amour et la luxure. Bref, je réussis si bien, — que je revins à Rome avec des preuves assez concluantes — pour rendre fou le noble Léonatus. — Je portai coup à sa confiance — par des témoignages de toutes sortes : c’étaient des notes détaillées — sur les tentures et les peintures de sa chambre à coucher, son bracelet — que j’avais acquis… si vous saviez par quelle supercherie ! Enfin, des révélations — sur les secrets de sa personne, telles qu’il lui était impossible — de ne pas croire le nœud de chasteté conjugale à jamais rompu, — et le pari gagné par moi. Sur ce, — il me semble que je le vois encore…
POSTHUMUS LEONATUS
[s’avançant] Oui, tu le vois, — démon italien ! À moi, trop crédule niais, — infâme meurtrier, brigand ! à moi tout ce qui est — dû à tous les scélérats passés, présents — et à venir !… Oh ! donnez-moi une corde, un couteau, du poison, — et quelque intègre justicier ! Toi, roi, envoie chercher — les tourmenteurs les plus ingénieux : je suis celui — que les plus horribles choses de ce monde corrigent, — étant pire qu’elles toutes ! Je suis Posthumus, — et c’est moi qui ai tué ta fille… Non ! je mens, misérable !… — je l’ai fait tuer par un scélérat moindre que moi, — par un bandit sacrilège ! Elle était le temple de la vertu elle-même ! — Crachez, lancez des pierres, jetez de la boue sur moi ! Ameutez — les chiens de la rue contre moi ! Ô Innogène ! — ma reine, ma vie, ma femme ! Ô Innogène !
INNOGÈNE
[S’élançant vers lui]. Du calme, monseigneur !… Écoutez… écoutez…
POSTHUMUS LEONATUS
Est-ce que je laisserai faire un jeu de ceci ? Page insolent, — à ta place !
PISANIO
[se précipitant vers Innogène] Au secours, messieurs, au secours !… Oh ! mon seigneur Posthumus ! — Vous n’avez jamais tué Innogène qu’en ce moment ! Du secours ! du secours ! — Ma dame vénérée !
CYMBELINE
Est-ce que le monde tourne ?
PISANIO
Revenez à vous, maîtresse.
CYMBELINE
Si cela est, les dieux veulent me frapper — à mort de joie.
PISANIO
Comment va ma maîtresse ?
INNOGÈNE
Oh ! retire-toi de ma vue ; — c’est toi qui m’as donné le poison : homme dangereux, arrière ! — Ne viens pas respirer où il y a des princes !
CYMBELINE
La voix d’Innogène !
PISANIO
Madame, — que les dieux me lapident de leurs foudres si, — en vous donnant cette boîte, je ne la croyais pas — chose précieuse ; je la tenais de la reine.
CYMBELINE
Un nouveau mystère encore !
INNOGÈNE
Cela m’a empoisonnée.
CORNÉLIUS
Ô dieux ! — j’avais oublié une chose que la reine a avoué.
CYMBELINE
Que veut dire ceci, Cornélius ?
CORNÉLIUS
Sire, la reine me pressait souvent — de préparer pour elle des poisons, toujours sous le prétexte — de faire d’instructives expériences — en tuant seulement de vils animaux, tels que des chats et des chiens — sans valeur. Craignant que ses projets — ne fussent plus dangereux, je composai pour elle — une certaine substance qui, étant absorbée, devait suspendre — pour un moment la puissance vitale, mais permettre bien vite — à toutes les facultés de la nature de reprendre — leurs fonctions normales… En avez-vous pris ?
INNOGÈNE
Je le crois bien ! j’ai été morte !
BÉLARIUS
Mes enfants, — voilà notre erreur expliquée.
GUIDÉRIUS
Bien sûr, c’est Fidèle.
INNOGÈNE
Pourquoi avez-vous rejeté de vous votre épousée ? — Figurez-vous que vous êtes au haut d’un roc, et maintenant — rejetez-moi !
POSTHUMUS LEONATUS
Reste ici, chère âme, pendue comme le fruit, — jusqu’à ce que l’arbre meure !
CYMBELINE
Eh quoi ! mon sang, ma fille ! — Me prends-tu dans cette scène pour un comparse ? — Tu ne me diras donc rien ?
INNOGÈNE
Votre bénédiction, seigneur !
Vous vous êtes épris de cette jeunesse-là, mais je ne vous en blâme point ; — vous aviez un motif pour ça.
CYMBELINE
Que mes larmes, en tombant, — deviennent une eau sainte sur toi ! Innogène, — ta mère est morte.
INNOGÈNE
J’en suis attristée, seigneur.
CYMBELINE
Oh ! elle fut criminelle ! Quant à son fils, — il a disparu, nous ne savons comment, ni par où.
PISANIO
Monseigneur, — maintenant que la crainte est loin de moi, je dirai la vérité. — Le seigneur Cloten, — après l’évasion de ma maîtresse, vint à moi, — l’épée haute, et, l’écume à la bouche, jura que, — si je ne lui révélais pas le chemin qu’elle avait pris, — j’étais mort. Le hasard fit — que j’avais alors une lettre de mon maître — dans ma poche : l’avis qu’elle était censée contenir — décida Cloten — à aller chercher la princesse dans les montagnes voisines de Milford. — Aussitôt, pris de frénésie, couvert des vêtements de mon maître, — qu’il m’avait extorqués, il courut dans l’infâme dessein de violer — l’honneur de ma maîtresse. Ce qu’il est devenu, — je n’en sais rien.
GUIDÉRIUS
À moi d’achever son récit : — je l’ai tué.
CYMBELINE
Ah ! que les dieux nous en préservent ! — Rétracte-toi.
GUIDÉRIUS
Je l’ai dit et je l’ai fait.
CYMBELINE
C’était un prince.
GUIDÉRIUS
Un prince fort incivil. Les outrages qu’il m’a faits — n’avaient rien de princier : car il m’a provoqué — dans un langage qui m’aurait fait flageller la mer, — si elle avait ainsi rugi. J’ai coupé sa tête, — et je suis bien aise qu’il ne soit pas ici — pour en dire autant de la mienne.
CYMBELINE
J’en suis fâché pour toi. — Tu es condamné par ta propre bouche, et tu dois — subir notre loi. Tu es mort.
INNOGÈNE
Ce cadavre décapité, — je l’ai pris pour celui de mon seigneur.
CYMBELINE
Qu’on enchaîne le coupable, — et qu’on l’emmène hors de notre présence !
BÉLARIUS
Arrête, seigneur roi. — Cet homme est plus grand que celui qu’il a tué : — il est aussi bien né que toi-même…
[Aux gardes qui vont attacher Guidérius.] Lâchez-lui les bras ; — ils ne sont pas faits pour les chaînes.
CYMBELINE
Comment serait-il de naissance — aussi bonne que nous ?
BÉLARIUS
Mes fils, il faut — que je fasse une révélation dangereuse pour moi, — mais peut-être heureuse pour vous.
ARVIRAGUS
Votre danger — est le nôtre.
GUIDÉRIUS
Et notre bonheur, le sien.
BÉLARIUS
Puisque j’y suis autorisé, soit ! — Grand roi, tu avais un sujet — appelé Bélarius.
CYMBELINE
Après ? C’est — un traître banni.
BÉLARIUS
Un banni, en effet ; — mais traître, je ne sais pas comment.
CYMBELINE
Qu’on l’emmène.
BÉLARIUS
Paye-moi d’abord la nourriture de tes fils.
CYMBELINE
La nourriture de mes fils ?
BÉLARIUS
Je suis trop brusque et trop osé. Me voici à genoux. — Avant de me relever, je veux grandir mes fils ; — ensuite, qu’on n’épargne plus le vieux père !… Puissant, seigneur, — ces deux jeunes gens qui m’appellent leur père, — et croient être mes fils, ne me sont rien : ils — sont issus de vos reins, mon roi, — et nés de votre sang.
CYMBELINE
Issus de moi, dis-tu ?
BÉLARIUS
Aussi vrai que vous l’êtes de votre père. Moi, le vieux Morgan, — je suis ce Bélarius que vous bannîtes jadis. — Votre bon plaisir fut mon crime unique, mon châtiment, — toute ma trahison : le mal que j’ai souffert — a été tout le mal que j’ai causé. Quant à ces nobles princes — (car tel est leur titre et telle leur nature), c’est moi qui depuis vingt ans — les ai élevés : ils savent tous les arts que j’ai — pu leur apprendre ; et ce que vaut mon éducation, seigneur, — votre altesse le sait. Mais, gracieux seigneur, — voici vos fils : en vous les rendant, je perds — deux compagnons des plus charmants du monde. — Que les bénédictions du ciel qui nous couvre — tombent sur leurs têtes comme la rosée ! Car ils sont dignes — d’ajouter deux astres aux cieux !
CYMBELINE
Tu pleures, en me parlant. — Le service que vous avez rendu tous trois est plus — extraordinaire que ce que tu dis. J’avais perdu mes enfants. — Si ce sont eux que je vois, je ne saurais souhaiter — deux plus nobles fils.
BÉLARIUS
Attendez un peu… — Ce gentilhomme que j’appelais Polydore — est votre Guidérius, ô digne prince. — Cet autre, mon Cadwall, est Arviragus, — votre plus jeune fils.
CYMBELINE
Guidérius — avait au cou un signe, une étoile couleur de sang ; — c’était une marque bizarre.
BÉLARIUS
C’est celui-ci. — Il a toujours sur lui ce sceau naturel ; — la sage nature a voulu, en lui donnant, — qu’il le fît reconnaître aujourd’hui.
CYMBELINE
Oh ! il m’est — donc né trois enfants à la fois ? Jamais mère — ne fut plus heureuse de sa délivrance. Soyez bénis, — vous, qui après cet étrange éloignement de votre sphère, — revenez maintenant y régner !… Ô Innogène, — tu y perds un royaume.
INNOGÈNE
Non, monseigneur, — j’y gagne deux mondes !… Ô mes gentils frères, — nous nous étions donc retrouvés ! Oh ! ne niez plus à présent — que je sois la plus véridique ; vous m’appeliez votre frère, — quand je n’étais que votre sœur ; moi, je vous appelais mes frères, — quand vous l’étiez en effet.
CYMBELINE
Vous vous étiez déjà vus ?
ARVIRAGUS
Oui, mon bon seigneur.
GUIDÉRIUS
Et aimés à la première vue ; — et cela a continué jusqu’au moment où nous l’avons crue morte.
CORNÉLIUS
Après qu’elle eut avalé l’élixir de la reine.
CYMBELINE
Ô rare instinct ! — Quand donc entendrai-je un récit complet ?
Où, comment avez-vous vécu ? — Quand êtes-vous entrée au service de ce Romain, notre captif ? Mais ni le temps, ni le lieu — ne se prêtent à ces longs interrogatoires… Voyez — comme Posthumus reste ancré à Innogène ! — Et elle, quels regards elle lance — sur lui, sur ses frères, sur moi — chaque objet d’une joie… Quittons ce terrain, — et allons parfumer le temple de nos sacrifices.
[À Bélarius] Tu es mon frère : nous te tiendrons pour tel à jamais.
INNOGÈNE
Et vous êtes mon père aussi : car c’est grâce à vos secours — que je vois ces temps propices.
CYMBELINE
Tous excédés de joie, — hormis ces captifs ! qu’ils soient joyeux, eux aussi ! — Je veux qu’ils goûtent notre bonheur !
INNOGÈNE
Mon bon maître, — je veux vous servir encore.
CAÏUS LUCIUS
Soyez heureuse.
CYMBELINE
Et ce soldat disparu qui a combattu si noblement, — comme il ferait bien ici ! comme il rehausserait — la gratitude d’un roi !
POSTHUMUS LEONATUS
Seigneur, je suis — le soldat qui accompagnait ces trois braves, — sous le vêtement du pauvre : cet équipement convenait — au projet que je poursuivais alors. Ce soldat, c’était moi, — n’est-ce pas, Iachimo ? Vous étiez à terre, et j’aurais pu vous anéantir.
IACHIMO
[s’agenouillant] M’y voici encore ; — mais maintenant c’est le poids de ma conscience qui plie mon genou, — ce n’est plus votre force. Prenez, je vous en conjure, cette vie — que je vous dois tant de fois ; mais prenez d’abord votre bague — et ce bracelet de la princesse la plus fidèle — qui ait jamais engagé sa foi.
POSTHUMUS LEONATUS
[le relevant] Ne vous agenouillez pas devant moi. — Le pouvoir que je prends sur vous est de vous épargner : — ma vengeance envers vous, c’est de vous pardonner.
INNOGÈNE
Vivez, — et agissez mieux avec d’autres.
CYMBELINE
Noble sentence ! — Un gendre nous enseigne notre privilège. — Le mot d’ordre pour tous est : Pardon !
POSTHUMUS LEONATUS
Mon bon seigneur romain, — appelez votre devin. Pendant mon sommeil, il m’a semblé — que le grand Jupiter, monté sur son aigle, — réapparaissait avec les fantômes — de ma propre famille. En me réveillant, j’ai trouvé — sur mon sein ce grimoire dont la teneur — est si obscure que je ne puis — y trouver de sens : qu’il montre — sa science en nous l’expliquant.
CAÏUS LUCIUS
Lis cela, et dis-en la signification.
LE DEVIN
« Quand un lionceau, inconnu à lui-même, trouvera, sans le chercher, un souffle d’air tendre qui l’embrassera, et quand des rameaux, détachés d’un cèdre auguste et morts depuis longues années, revivront pour être réunis à leur antique souche et reverdir de nouveau ; alors les misères de Posthumus seront terminées, la Bretagne sera heureuse et fleurira dans l’abondance et dans la paix. »
Toi, Léonatus, tu es le lionceau, — ainsi que la construction logique de ton nom : — Leo natus nous l’indique.
[À Cymbeline] Le souffle d’air tendre est ta vertueuse fille….
CYMBELINE
Tout cela est assez probable.
LE DEVIN
Le cèdre auguste, ô royal Cymbeline, — te personnifie ; les rameaux détachés, ce sont — tes deux fils, qui, enlevés par Bélarius, — et censés morts depuis longues années, viennent de revivre, — pour être réunis au cèdre majestueux, dont les rejetons — promettent à la Bretagne l’abondance et la paix.
CYMBELINE
Eh bien, — commençons par la paix… Caïus Lucius, — quoique vainqueurs, nous nous soumettons à César — et à l’empire romain, et nous promettons — de payer notre tribut accoutumé....
LE DEVIN
Que les puissances d’en haut règlent de leurs doigts — l’accord harmonieux de cette paix !
CYMBELINE
Louons les dieux, — et que nos fumées ondoyantes montent à leurs narines — de nos autels bénis ! Annonçons cette paix — à tous nos sujets. Et allons dans le temple du grand Jupiter — ratifier notre paix ; scellons-la par des fêtes ! — En avant !… Jamais guerre ne se termina — par une paix pareille, avant que les mains sanglantes fussent lavées !
Ils s’en vont.
- Fin -
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DébutPersonnages
À propos
Avec le soutien du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal, Repercussion Theatre est fier de présenter Shakespeare-in-the-Park 2023: Cymbeline
Conte de fées, fiction historique et comédie tragique, Cymbeline a tout : un royaume troublé, l'amour interdit, les déceptions, les déguisements, les révélations et les retrouvailles...
Cymbeline explore ce que nous faisons au nom de l’amour, la profondeur de l’enracinement de notre humanité dans la Terre, et ce qu’il faut parfois perdre pour retrouver l’autre et nous-même.
La tournée Shakespeare-in-the-Park 2023 a lieu du 13 juillet au 6 août. Le calendrier complet de la tournée est disponible sur : repercussiontheatre.com
L'Équipe
Mise en scène adjointeSamantha Bitonti
Conception d’éclairageCaite Clark
Cheffe d’atelier de costumesElisabeth de Medeiros
Mentor ShakespeareBryan Doubt
Équipage de productionOliver Gullikson
Cheffe des accessoiresBanafsheh Hassani
Direction de la production adjointeGeorgia Holland
Conception sonore & Direction musicaleGitanjali Jain
Mise en scène & Artistic Director Amanda Kellock
Direction technique adjointeIan McCormack
ScénographieSabrina Miller
Responsable d'éclairageSarah Pattloch
Direction de productionAnnalise Peterson-Perry
Responsable du sonCarmen Mancuso
RégieElyse Quesnel
Direction techniqueNicole Roberge
Assistant à la régieAbi Sanie
Équipage de productionCatherine Sargent
Chef charpentierDave Surette
Conception des costumesDiana Uribe
Apprentie à la régieLia Wright
Distribution
Ravyn R. BekhPisanio | le Français
Nathan Bois McDonaldPosthumus | Cloten
Arash EbrahimiIachimo | Cornelius
Adlin LoudArviragus | Deuxième gentilhomme | Caius Lucius
Alex GoldrichCymbeline | Philario
Anna MorrealeInnogène | Fidele
Luigi TiberioGuiderius | Premier gentilhomme | Cornelius
Nadia VerrucciLa Reine | Belarus