Acte I Scène I
ANTON
William Shakespeare:
TIERNAN
Dramaturge, poète, acteur, génie.
THOMAS
Auteur d’environ 38 pièces de théâtre, la plupart encore populaires aujourd'hui.
SAMANTHA
Chaque jour, on estime qu'au moins une pièce Shakespeare est jouée quelque part dans le monde.
TIERNAN
(Et selon les statistiques, c’est probablement Le songe d’une nuit d’été!)
ANTON
Créateur de personnages adorés tels que Jules César, Richard III, Antoine et Cléopâtre!
THOMAS
(Enfin, techniquement, ces gens-là ont déjà existé…)
ANTON
C’est à lui qu’on attribue l’invention ou l’implémentation de 1700 mots dans la langue anglaise, des mots toujours en usage aujourd’hui, comme:
SAMANTHA
Auspicious, baseless, barefaced, dwindle.
THOMAS
Ill-used, long-legged, overblown, skim-milk.
SAMANTHA
Monumental, moonbeam, mountaineer, madcap.
TIERNAN
Et d’autres qui n’ont pas pris feu, comme dispunge, swoltery, boggler, quatch…
ANTON
C’est quoi, quatch?
TIERNAN
Ça veut dire, genre, grassouillet. N’essaye même pas de sortir ce mot dans une phrase.
THOMAS
Nous devons aussi à Shakespeare de nombreuses expressions du quotidien:
SAMANTHA
Briser la glace.
TIERNAN
Avoir le cœur sur la main.
THOMAS
La boucle est bouclée.
ANTON
Le monde est à ma portée.
THOMAS
Il y a une méthode à ma folie.
TIERNAN
Tu m’as mangé maison et tout.
SAMANTHA
Ne pas fermer l’œil de la nuit.
TIERNAN
Au plus profond de mon cœur.
ANTON
C’est du grec pour moi!
THOMAS
Et bien sûr, aidez-nous, spectateurs: toc, toc!
Audit. Qui est là?
THOMAS
William Shakespeare!
Audit. William Shakespeare qui?
TIERNAN
On aurait sans doute dû se préparer pour ça.
ANTON
William Shakespeare: père, fils, mari, ami.
THOMAS
Encensé par plusieurs comme étant le plus grand dramaturge anglais de tous les temps.
SAMANTHA
Et survivant de…
TOUS
La peste.
(Chanson: Ring a ring o’roses)
ANTON
La peste bubonique, ou la mort noire telle que surnommée plus tard, est arrivée en Europe en 1348.
TIERNAN
Ses symptômes: la fièvre, la fatigue et une douloureuse inflammation des ganglions lymphatiques, appelés « bubons ». La peste s’est répandue comme une traînée de poudre et elle était tout aussi mortelle.
SAMANTHA
Elle provenait des rats — des puces sur les rats. Mais les gens ne s’en rendraient pas compte pendant très, très longtemps.
THOMAS
En fait, elle provenait d’une bactérie en particulier, Yersinia pestis, propagée par les puces d’une espèce spécifique de rat: le rat noir commun, Rattus Rattus.
SAMANTHA
C’est vraiment cool, en réalité. C’est que, ces puces à rats, elles ont des bouches particulièrement efficaces pour transmettre la peste. Elles sont munies d’une sorte de mécanisme de succion et de seringue. Donc, quand la puce mord un rat infecté de la peste, elle remplit son estomac en buvant le sang infecté, et les bacilles pesteux bouchent ensuite le ventre. La puce continue son chemin, commence à avoir faim, mais elle ne peut pas se nourrir tant qu’elle ne se débarrasse pas de son dernier repas. Elle cherche alors un autre rat pour y planter ses crocs (bon, ce ne sont pas vraiment des crocs, mais vous voyez ce que je veux dire) et régurgiter le sang infecté pendant qu’elle se nourrit… c’est ainsi que la peste fait ses rondes!
ANTON
Super! Et…
SAMANTHA
Et entre le 14e et le 16e siècle environ, la plupart des gens en Angleterre vivaient dans des maisons de plain-pied couvertes de chaume. Comme notre bon vieux Rattus rattus aimait grimper sur les murs pour construire des nids dans la toiture, cela faisait en sorte que des boules de puces tombaient des plafonds et infectaient les résidents en bas. Fait « amusant »: les plus riches qui vivaient dans une maison à deux étages avaient moins de risques de voir des puces tomber sur leurs têtes, donc leur taux d’infection était moins élevé. Oh! et pour couronner le tout, les morsures de puces piquent vraiiiment beaucoup, et les puces font souvent caca en mangeant. Donc, en se grattant…
ANTON/TIERNAN/THOMAS
D’accord! D’accord, d’accord…
SAMANTHA
Désolée. C’est juste vraiment fascinant.
ANTON
Ouais…
SAMANTHA
Sa propagation était fulgurante, et personne n’arrivait à comprendre pourquoi.
ANTON
Ouais, on a compris.
THOMAS
Donc, la peste est restée pendant les trois siècles suivants.
TIERNAN
Année après année, elle connut des hauts et des bas.
ANTON
Des flux et reflux.
SAMANTHA
Voyez-vous, c’est que les puces hibernent quand le temps se refroidit et peuvent même mourir en hiver s’il fait assez froid. Sauf que le nombre de cas augmentait à nouveau au printemps, et la vague atteignait son pic à la mi-été.
THOMAS
Certaines vagues étaient faibles.
TIERNAN
D’autres dévastatrices.
SAMANTHA
Dans l’ensemble, il ne se passait pas une année sans qu’il n’y ait une mort causée par Yersinia Pestis.
ANTON
Et ce, pendant trois siècles.
THOMAS
Bon, admettons qu’on est en 1564, dans le petit village de Stratford-Upon-Avon, situé à 128 kilomètres de London, au nord-ouest.
TIERNAN
En Ontario?
THOMAS
Hein? Non, en Angleterre.
TIERNAN
Je sais, je voulais simplement apporter des précisions pour l’auditoire.
SAMANTHA
John et Mary Shakespeare accueillent tout juste leur fils William au monde.
THOMAS
« Ga, ga, gou, gou, être ou ne pas être? »
SAMANTHA
Le couple a déjà perdu deux enfants lors des dernières vagues de peste. John et Mary savent donc avec quelle facilité les enfants succombent à la maladie.
ANTON
Imaginez donc l’horreur lorsque cet été-là, trois mois à peine après la naissance de Willy, ils entendent les nouvelles suivantes:
TIERNAN
« Vous avez entendu? Les dernières nouvelles? À propos d’Oliver Gunn? L’apprenti du tisserand? »
ANTON
Elles étaient avérées. Les archives du village montrent qu’Oliver Gunn est mort et a été enterré le 11 juillet 1564. Et à côté de son nom dans le registre paroissial, le vicaire de l’Église de la Sainte-Trinité, John Brechtgirdle…
THOMAS
Gesundheit.
ANTON
… John Brechtgirdle a griffonné les mots hic incepit pestis:
SAMANTHA
« Ici commence la peste. »
TIERNAN
Déterminés à sauver leur fils, John et Mary se barricadent chez eux…
B/SAMANTHA
« Oh pitié, pitié, pas celui-là non plus… »
TIERNAN
… tandis que dehors, la peste fait rage. À la fin de cette année-là, la vague emporte le quart de la population de Stratford.
THOMAS
Mais savez-vous qui a survécu?
SAMANTHA/ANTON/TIERNAN
William Shakespeare!
THOMAS
« Êêêtre! »
SAMANTHA
Toute la vie de Shakespeare sera marquée par la peste, et sa carrière modelée par celle-ci.
ANTON
Il y a eu une flambée de cas particulièrement brutale entre 1592 et 1593.
SAMANTHA
Elle a tué 10 000 Londoniens et forcé la fermeture des théâtres pendant 14 mois.
TIERNAN
Voyez-vous, si le taux de mortalité dépassait 30 par semaine, les théâtres devaient fermer.
THOMAS
Mmh, curieux. Je me demande de quoi ça avait l’air?
ANTON
Il y a eu d’autres flambées en 1603, 1604, 1606, 1608, 1609…
SAMANTHA
En fouillant les archives qui ont été conservées, un historien a conclu qu’entre 1606 et 1610, les salles de spectacle de Londres n’ont été ouvertes que neuf mois, en tout.
THOMAS
Mais malgré ces temps tumultueux, turbulents et terrifiants, Shakespeare a écrit la plupart de ses œuvres les plus captivantes!
TIERNAN
En 1592, quand les théâtres ont dû rester fermés pendant deux ans, il s’est tourné vers la poésie, et son poème épique, Vénus et Adonis, a connu un tel succès qu’il en a vendu plus de copies dans sa vie que n’importe quelle autre œuvre.
THOMAS
Et c’est pendant ces temps particulièrement cahoteux, entre 1606 et 1610 environ, que Shakespeare a sans doute écrit ses pièces les plus profondes et les plus importantes.
ANTON
Antoine et Cléopâtre.
THOMAS
Aaah!
ANTON
Mac…
THOMAS
Ha-ha!
ANTON
Maquereau-mackie-vous-savez-qui!
SAMANTHA/TIERNAN/THOMAS
Aaah.
ANTON
Le Conte d’hiver.
SAMANTHA/TIERNAN/THOMAS
Aaah…
ANTON
Timon (prononcé « taï-monne »).
THOMAS
On prononce ti-mon.
ANTON
Pour de vrai? Bon, Timon d’Athènes.
THOMAS
Et donc, pour honorer ce splendide survivant, ce dramaturge qui a défié la mort, nous, quatre créateurs de théâtre…
ANTON
Euh, cinq! Cinq. Notre dernier coéquipier sera ici d’une seconde à l’autre, là.
THOMAS
C’est vrai! Nous cinq. Nous, les cinq joyeux lurons; nous, la bande de bardolateurs!
SAMANTHA
Nous, de simples mortels; nous, des acteurs éclatants d’alacrité!
THOMAS
(Joli!)
TIERNAN
Nous, les « artisses » histrioniques!
ANTON
Nous allons jouer, pour faire plaisir à vos yeux, toutes les scènes et les chansons de l’œuvre monumentale de Shakespeare qui traitent de la peste!
ACTHOMAS
La peste!
TIERNAN
Mais n’ayez crainte, on va s’amuser! Non?
SAMANTHA
Oh oui!
ANTON
C’est mieux!
THOMAS
Pas mal sûr!
SAMANTHA
Vous voyez, on s’est rendu compte, étant donné la…
THOMAS
… « situation actuelle »…
SAMANTHA
… que nous avions acquis une compréhension fraîchement et viscéralement nouvelle de la vie en temps de contagiosité. Une époque marquée de fermetures récurrentes, d'incertitudes, de connaissances toujours changeantes sur les causes et les remèdes… Alors, on s’est dit: « Pourquoi ne pas jeter un coup d'œil à son œuvre complète et rassembler, ensemble, les très, très nombreux passages sur la peste tels que décrits par Shakespeare? » Pour nous, vous savez, pour nous inspirer et nous donner de… l’inspiration!
THOMAS
Ouais, parce qu’il y a comme beaucoup de scènes, euh… vraiment cool.
ANTON
Et des chansons!
THOMAS
Oui!
SAMANTHA
Je veux dire, on est devant un trésor qui recèle de « pestilentiellitées » shakespeariennes!
TIERNAN
Tellement, mais tellement de pestilentiellitées!
ANTON
Bon, euh… OK, c’est notre 5e coéquipier qui a travaillé sur la partie « théâtrale » de notre recherche, et il devrait arriver d’une seconde à l’autre…
TIERNAN
Ah, les travaux d’équipe, hein?
THOMAS
Je veux dire, on a fait des recherches.
SAMANTHA
Câline que oui! J’en ai tellement lu sur les rats. Et les puces…
THOMAS
Mais s’il y a une chose qu’on sait tous, c’est que pendant l’un des confinements majeurs en 1605, notre ami Shakespeare n’est pas juste resté assis à se morfondre à cause de la fermeture des théâtres, oh que non! Il a enfilé ses hauts-de-chausse et écrit une petite pièce intitulée:
TOUS
Le Roi Lear.
Qu’avez-vous fait en isolement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Shakespeare a écrit Le Roi Lear!
SAMANTHA
Je veux dire, moi, en confinement, j’ai manqué toutes mes fournées de levures.
TIERNAN
J’ai relevé le défi des 30 jours de yoga… en 90 jours.
ANTON
J’ai lu les dix premières pages de tant de livres.
THOMAS
J’ai certainement pas écrit la plus grande tragédie de l’histoire de l’humanité, vous savez ce que je veux dire?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Shakespeare a écrit Le Roi Lear!
TIERNAN
Hé, et si on en profitait pour interagir un peu avec l’auditoire? Vous! Comment vous êtes-vous occupé lors du dernier confinement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Qu’avez-vous fait en isolement?
Shakespeare a écrit Le Roi Lear!
THOMAS
J’ai vu de nombreux projets se faire avorter au moment où décollait ma carrière.
ANTON
J’ai trouvé un travail dans un hôpital pour arrondir les fins de mois et essayer d’aider, d’une façon ou d’une autre.
SAMANTHA
J’ai adopté un chaton, mais j’ai aussi manqué tellement de moments avec ma famille…
TIERNAN
J’ai eu mon diplôme à l’école de théâtre!
THOMAS
Oh wow.
ANTON
Je t’avais dit de pas le mentionner.
SAMANTHA
Oui, c’est bien trop triste.
TIERNAN
Je sais, je m’excuse, je me suis emportée dans mon élan…
TOUS
Qu’avez-vous fait en isolement? Shakespeare a écrit Le Roi Lear!
A.J.
Je suis là, je suis là!
SAMANTHA/THOMAS
« Hé », « formidable », « on te l’avait dit », « t’arrives un peu juste, non? », etc.
A.J.
Oh... Le spectacle commençait pas à vingt heures?
SAMANTHA
Quoi? Non. Voyons, personne ne veut organiser quoi que ce soit aussi tard, de nos jours.
A.J.
Oh OK, c’est juste que, j’espérais qu’on pouvait…
TIERNAN
Je vous présente donc AJ.
A.J.
Allô, tout le monde.
THOMAS
Bon alors, qu’est-ce que tu nous as préparé? On est prêts à jouer, fais juste nous dire quelles scènes…
ANTON
Ou quelles chansons!
THOMAS
Oui, on est prêts, là!
A.J.
Mais on n’a pas exactement…
ANTON
C’est correct, laissons les choses aller d’elles-mêmes. On peut commencer où tu veux, et puis le public attend depuis un moment.
A.J.
D’accord. Oui! Donc… OK, donc, c’est parti. Une scène qui tourne autour de la peste. C’est une scène très importante de — roulement de tambour, s’il-vous-plaît? Roméo et Juliette!
THOMAS
« Cool », « classique », etc.
TIERNAN
Chouette! Je joue qui?
THOMAS
Ouais, c’est quelle scène?
A.J.
Acte cinquième, scène II. Le frère Laurent et le frère Jean.
TIERNAN
Le frère Jean? Crime, c’est qui, ça?
ANTON
Oh, cette scène-là?
A.J.
Je sais, je sais, il apparaît seulement dans cette scène, donc on l’oublie souvent. Mais ça reste une scène décisive pour le reste de la pièce.
SAMANTHA
Ah, fiou! Erika a apporté des soutanes. On ne savait pas de quoi on aurait besoin, donc on a demandé à la costumière de nous donner des options.
A.J.
D’accord, donc on a le frère Laurent et le frère Jean.
ANTON
Vous connaissez un peu l’histoire, hein? « Deux puissantes maisons », Léo et Claire Danes? Ou peut-être que vous avez assisté à notre production en 2018?
A.J.
Si ça peut vous aider, je peux résumer toute l’histoire.
ANTON
Mais non, ils sont corrects!
SAMANTHA
Mais oui, voyons, c’est R ‘n J, là. Allons droit au passage sur la peste!
A.J.
Oui. OK. Donc, juste pour mettre les choses en contexte, vu que c’est vers la fin de la pièce: le frère Laurent aidait, dans leur romance secrète, Roméo Montague et Juliette Capulet, des amants maudits par le sort et appartenant chacun aux deux maisons belliqueuses de Vérone. Il accepte de les marier sans que leurs parents ne le sachent dans l’espoir de réconcilier les deux familles. Mais tout juste après leur mariage, Roméo tue le cousin de Juliette…
SAMANTHA
Sérieux, là!
ANTON
Oups!
A.J.
Il est donc exilé à Mantoue, et les parents de Juliette (ignorant toujours qu’elle est mariée à Roméo) décident de la marier à un gars qui s’appelle Paris. Le cœur brisé, elle s’apprête à mettre fin à ses jours, mais le frère Laurent la persuade d’embarquer dans son plan fou, qui consiste à lui faire boire une potion soporifique pour simuler sa mort. Entretemps, il écrit lettre que le frère Jean ira porter à Roméo pour lui expliquer le plan, de sorte qu’une fois Juliette réveillée, celui-ci sera là pour la faire sortir le plus vite possible des murs de Vérone, où ils vivront à jamais heureux... Mais voici ce qui se produit:
FRÈRE JEAN (TIERNAN)
Saint frère Franciscain! Mon frère, holà!
FRÈRE LAURENT (THOMAS)
Cette voix doit être celle du frère Jean. Sois le bienvenu de Mantoue: que dit Roméo? Ou bien, s’il a écrit ses intentions, donne-moi sa lettre.
FRÈRE JEAN
J’étais parti chercher un frère déchaussé de notre ordre, qui visitait les malades ici, dans cette cité, afin qu’il m’accompagne. Mais l’ayant trouvé, les inspecteurs de la ville, soupçonnant que nous avions tous deux été dans une maison où régnait l’infectieuse pestilence ont scellé la porte et nous ont interdit de sortir, de sorte que ma course vers Mantoue a été arrêtée.
FRÈRE LAURENT
En ce cas, qui a porté ma lettre à Roméo ?
FRÈRE JEAN
Je n’ai pu l’envoyer — tiens, je te la rends — ni me procurer un messager pour la porter, tant ils avaient peur de l’infection.
FRÈRE LAURENT
Malheureux contretemps! Par mon saint ordre, cette lettre n’était pas insignifiante, mais contenait des choses de grande et précieuse importance; il peut arriver de graves accidents de ce qu’elle n’a pas été remise. Frère Jean, sors, va me chercher un levier de fer, et porte-le immédiatement dans ma cellule.
FRÈRE JEAN
Frère, je vais aller le chercher et te l’apporter. (Il sort.)
FRÈRE LAURENT
Il faut donc que j’aille seul à la crypte; d’ici à trois heures la belle Juliette se réveillera; elle me maudira beaucoup de ce que Roméo n’a pas eu avis de ces événements: mais j’écrirai derechef à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu’à l’arrivée de Roméo. Pauvre cadavre vivant, enfermé dans la tombe d’un mort!
TIERNAN
Attends, j’ai donc été placée de force en quarantaine? Parce qu’ils pensaient que j’avais été en contact avec une personne malade? C’est pour ça que je ne pouvais pas livrer la lettre?
A.J.
Oui, exactement! Les frères franciscains voyageaient toujours en pair, donc tu es allée en chercher un pour t’accompagner vers Mantoue. Mais comme ce frère visitait les maladies à ce moment-là, les « inspecteurs de la ville »…
THOMAS
Attends, c’est qui, les inspecteurs?
SAMANTHA
Oh, oh! Alors, chaque semaine, les paroisses de Londres publiaient des « annonces de décès » indiquant combien de personnes étaient mortes et de quoi. Les inspecteurs étaient des gens payés par la paroisse pour se rendre auprès des morts et déterminer la cause de leur décès.
ANTON
Pourquoi tu souris?
SAMANTHA
Désolée! C’est intéressant!
A.J.
Alors, les inspecteurs…
THOMAS
Mais attends, frère Jean n’est pas mort.
TIERNAN
Oui, t’as qu’à me regarder.
A.J.
Alors, les inspecteurs étaient principalement chargés d’identifier la cause du décès des défunts, mais ça voulait aussi dire qu’ils avaient le pouvoir de mettre un domicile en quarantaine si l’un des occupants avait succombé à la peste. Ou s’ils voyaient quelqu’un qu’ils soupçonnaient d’en être infecté ou d’avoir été en contact avec quelqu’un qui l’avait..
TIERNAN
Il ne faisait que visiter les malades!
A.J.
Eh bien, justement.
TIERNAN
Donc, je suis placée de force en quarantaine par association, ô triste humanité!
ANTON
Ça te plaît, pas vrai?
TIERNAN
Je n’ai pas joué depuis longtemps, alors oui.
ANTON
Les quarantaines étaient chose courante, donc?
SAMANTHA
Oh, bien sûr! Et d’ailleurs, oh ça, c’est vraiment cool. Je sais, je sais, c’est totalement triste aussi, mais… OK, donc en gros, Roméo et Juliette se passe autour du 14e siècle en Italie, pas vrai? C’est au milieu du 14e siècle que la peste bubonique est arrivée pour la première fois en Europe! Et le mot « quarantaine »? Il provient de l’italien quarantina, c’est-à-dire 40. C’est parce que, quand la peste a commencé à se propager en Italie, elle arrivait par bateau et décimait les villes portuaires. Alors, on a ordonné que les bateaux attendent 40 jours avant de laisser les gens débarquer, puisque ça pouvait prendre jusqu’à 37 jours avant qu’on ne meure de la peste. Mais le bon côté des choses, c’est que les gens mouraient bien avant ça.
TIERNAN
C’est ça que t’appelles le bon côté des choses?
ANTON
Bon, on peut revenir sur le sujet?
SAMANTHA
Oui, oui, alors, projetons-nous plus loin dans le temps, celui de Shakespeare, où les quarantaines étaient prises très au sérieux. Parfois, les inspecteurs se contentaient de peindre une croix rouge sur la porte d’entrée des maisons infectées par la peste, ayant confiance que les gens n’essaieraient pas de sortir. Cependant, ils les enfermaient parfois dans leur maison en mettant les scellées sur la porte. Ce n’est qu’une fois celle-ci libérée qu’ils attendaient de voir si quelqu’un en sortirait.
ANTON
Je m’inquiète pour toi.
TIERNAN
Attends, donc dans Roméo et Juliette, il y avait une épidémie de peste noire? Genre, tout au long de la pièce?
A.J.
Eh bien, pas explicitement, mais ça a l’air que oui.
TIERNAN
Sommes-nous censés le savoir ?
A.J.
En quelque sorte? Ce n’est pas surprenant que cette scène traite de la peste, mais ses répercussions sur le reste de la pièce ne sont pas 100% claires non plus.
ANTON
Ouais, c’est fou comment cette scène a toujours semblé sortie de nulle part, mais maintenant, elle a l’air…
SAMANTHA
… étrangement familière?
ANTON
Absolument.
A.J.
En plus, quand on se met à chercher la peste ailleurs dans la pièce, on constate qu’elle se trouve à plusieurs endroits. Par exemple, vous savez, le plan du frère Laurent pour que Juliette simule sa propre mort? À la base, ce plan dépend de la propension des gens à croire qu’une fille de 14 ans, jusque-là en bonne santé, puisse mourir en pleine nuit sans raison apparente.
SAMANTHA
En effet, puisque beaucoup de gens mouraient de la peste, ça n’aurait donc étonné personne. Surtout que c’était les jeunes qui y succombaient le plus…
ANTON
Hé mais, Capulet et la nourrice mentionnent aussi qu’ils ont perdu des enfants dans le passé, non?
A.J.
Oui!
TIERNAN
Oh! J’adore la nourrice! « Le soir de la Saint-Pierre, elle aura quatorze ans.
Suzanne et elle, Dieu tienne en repos toutes les âmes chrétiennes, avaient le même âge. Mais Suzanne est avec Dieu; elle était trop bonne pour moi. » Désolée, j’ai toujours voulu jouer la… oh, mais alors, Suzanne est morte de la peste?
ANTON
Et en parlant de sa fille, Juliette, Capulet dit: « La terre a englouti tous mes espoirs sauf elle. »
A.J.
Exact.
SAMANTHA
Les spectateurs de l’époque se seraient assurément identifiés aux personnages.
THOMAS
Oh! « La peste sur vos deux maisons! »
A.J.
Salut!
ANTON
Ah, Mercutio!
THOMAS
« La peste sur vos deux maisons! Elles ont fait de moi pâture pour les vers… Ah, vos deux maisons! »
TIERNAN
Je n’en reviens pas.
A.J.
Avoue, hein?
SAMANTHA
Oh! et vers la fin de la pièce, quand le frère vient sortir Juliette de la crypte familiale, vu que son plan de « potion soporifique » a échoué… Eh bien, j’ai toujours trouvé étrange que le frère Laurent s’affole autant une fois à l’intérieur. Sauf qu’il dit:
THOMAS
« J’entends du bruit. Madame, quittez ce nid de mort, d’infection et de sommeil contre nature. Un pouvoir plus puissant que nous ne pouvons combattre a contrecarré nos plans. Venez, sortez. Ma bonne Juliette, je n’ose plus y rester. »
SAMANTHA
« …quittez ce nid de mort, d’infection et de sommeil contre nature … » C’est sûr que si la crypte est remplie de morts ayant succombé à la peste, moi aussi, je voudrais ficher le camp.
THOMAS
« Un pouvoir plus puissant que nous ne pouvons combattre a contrecarré nos plans. »
TIERNAN
Hé! C’est donc pour ça qu’ils portaient des masques au bal!
ANTON
Pas ces masques-là, T!
SAMANTHA
Enfin, il y avait aussi les masques des médecins de peste…
THOMAS
Ah ouais, ils font peur, ceux-là.
SAMANTHA
Et les gens trimballaient des trucs, comme des fleurs, pour protéger leur nez des mauvaises odeurs, puisqu’ils croyaient que la maladie se propageait par la puanteur.
THOMAS
C’est ça, avoir le nez dans les fleurs?
SAMANTHA
Oui! Maintenant, je veux voir une version de cette pièce où l’on voit des signes de la peste partout. Ça monterait la mise, c’est sûr.
ANTON
Monter la mise? On parle de Roméo et Juliette, là. T’as besoin de monter la mise plus haut pour Roméo et Juliette?
SAMANTHA
Je veux dire, pense à la scène du bal, quand ils sont tous genre « paume contre paume est le baiser des pèlerins ». Imaginez à quel point ce serait électrisant à un moment où toucher ou embrasser pourrait vous coûter la vie ?
THOMAS
OK, mais ce ne sont pas que des suppositions ?Je te le concède, c’est super intéressant, tout ça, mais la scène qu’on vient de faire, c’est la seule référence explicite à la peste de toute la pièce, non?
A.J.
Eh bien, ouais, sauf que la première représentation de Roméo et Juliette se serait passée juste après une énorme vague de peste. Peut-être que Shakespeare ne sentait pas le besoin d’assommer les gens avec ça. Ils auraient déjà compris la moindre référence à la peste. Car ultimement, qu’elle soit sur scène ou non, pour les spectateurs, la peste était dans l’air, elle était partout autour d’eux.
TIERNAN
C’est tellement génial! Vous vous rendez compte de toutes les idées palpitantes qu’on a eues grâce à cette toute petite scène à laquelle on portait à peine attention jusqu’à maintenant! Bravo, toi!
A.J.
Ouais.
ANTON
Alors c’est quoi, la suite?
SAMANTHA
Ouais, c’est quoi?
A.J.
Eh bien…
THOMAS
Mais on veut des choses concrètes, là! Au diable les hypothèses!
A.J.
Euh, alors, dans ce cas-là…
ANTON
Vas-y, qu’est-ce que t’as en réserve? Tic, tac!
A.J.
Eh bien, euh… c’est tout.
SAMANTHA
Attends, quoi?
ANTON
On a cru t’entendre dire « c’est tout ».
A.J.
C’est ça.
ANTON
Tu… quoi?
A.J.
C’est ça que j’ai dit, j’ai dit « c’est tout ».
ANTON
C’est tout?
A.J.
C’est tout.
THOMAS
Est-ce qu’il a dit « c’est tout »?
TIERNAN
Je comprends pas.
A.J.
C’est juste que, ouais, si vous voulez des « faits », ou des preuves sans équivoque de la présence de la peste dans son œuvre complète, eh bien c’est tout.
ANTON
Attends un peu, là.
A.J.
J’ai cherché, OK, j’ai cherché!
TIERNAN
Et puis?
A.J.
Eh bien, c’est sûr qu’on retrouve le mot « peste », mais c’est généralement un blasphème ou un commentaire spontané, ou bien un procédé stylistique. Mais la vraie peste, ou la pestilence, dans le sens où quelqu’un la subit ou est en train d’en mourir? Il n’y a rien de tout ça dans ses autres pièces.
SAMANTHA
Mais la scène du frère…
A.J.
Oui, il y a celle-là.
THOMAS
Et c’est la seule que t’as trouvée?
A.J.
Non, c’est ça que j’essaye de te dire, c’est la seule et unique, point!
ANTON
Donc…
A.J.
Et c’est pas seulement Shakespeare, à ce qu’on sache. À cette époque, il y avait très peu de pièces sur la peste.
SAMANTHA
Mais…
A.J.
Bon, d’accord, il y a L’Alchémiste de Jonson…
SAMANTHA
Mais…
A.J.
Et puis, des journaux et des tracts…
SAMANTHA
Mais…
A.J.
Mais à part de ça, Shakespeare et ses contemporains évitaient le sujet comme la… Bon.
ANTON
Alors, tu nous as laissés organiser toute cette ouverture pour rien.
A.J.
Non, là où je veux en venir…
SAMANTHA
Je comprends pas, comment est-ce possible? Shakespeare n’a pas écrit sur la peste? Ça n’a pas de sens!
ANTON
Mais oui, ça a du sens! Je savais que c’était une mauvaise idée.
THOMAS
Hé, regarde-moi pas, je voulais faire Périclès.
TIERNAN
Bon, encore ton Périclès!
A.J.
Attends, tu « savais que c’était une mauvaise idée »? Ça veut dire quoi, ça?
ANTON
Ça veut dire, peut-être, que Shakespeare n’a rien écrit sur la peste parce que personne ne voulait entendre parler de la maudite peste!
A.J.
OK, pourquoi?
ANTON
Pourquoi? Parce que c’est épouvantable. C’est horrible, déprimant et terrifiant. Et si ça ressemblait à tout ce qu’on a vécu, alors elle avait déjà infiltré chaque aspect de leurs vies, elle était partout. Les gens avaient la peste en tête constamment. Ils connaissaient tous quelqu’un de malade ou qui en était mort. Ils devaient vivre avec la peste, ils ne voulaient pas la voir au théâtre. Et Shakespeare ne voulait pas écrire là-dessus…
TIERNAN
C’est faux, il a écrit sur la peste, du moins dans la scène du frère, et il semble qu’elle soit présente tout au long de Roméo et Juliette. Il a juste fallu qu’on creuse pour s’en rendre compte.
A.J.
Oui, oui, mais écoutez. Je sais que j’ai dit qu’il n’y avait de référence explicite à la peste dans les pièces, sauf dans la scène du frère, et je le sais parce que j’avais commencé par chercher des mots-clés, des points importants dans le récit. Mais je crois que je n’ai pas pu trouver des références plus évidentes ou spécifiques, puisque, comme tu disais, la peste est juste partout.
ANTON
OK, donc…?
A.J.
Donc! Je me suis rendu compte que je devais aborder le problème un peu différemment et essayer d’établir des connexions de façon moins conventionnelle… et c’est là que ça a commencé à devenir intéressant.
TIERNAN
Ouah!
A.J.
Non, non! S’il-te-plaît, j’ai pris soin de bien tout compiler. J’ai commencé par chercher toutes les mentions des mots « peste » ou « pestilence », mais comme j’ai dit, c’était plutôt insuffisant... Je me suis donc inspiré de cette phrase du frère Jean, qui dit : « […] tant ils avaient peur de l’infection. » Et j’ai donc cherché des mentions de l’infection ou de la contagion...
A.J.
… et il y en avait beaucoup. Il y avait aussi des références aux maladies en général, mais c’est tellement facile de se faire inonder de maladies vénériennes.
A, B, THOMAS
À qui le dis-tu.
A.J.
J’ai donc cherché « quarantaine », un mot que Shakespeare n’employait pas, puis ça m'a mené à « confinement », à « solitude », à « peur », à « désespoir », à « folie »…
THOMAS
On parle encore de ta recherche, là, non?
A.J.
Sans oublier les maladies sociétales, puisque, bien, vu que les pandémies agissent comme des marmites à pression, les injustices et l’instabilité qui mijotent sous la surface bouillonnent et finissent par jaillir quand les choses s’échauffent. C’était vrai à cette époque, et ça l’est encore.
TIERNAN
OK, eh bien, allons-y! Nous avons promis un spectacle à ces gens-là.
A.J.
Génial! Je suis tellement content que t’embarques… Je sais que c’est plus abstrait que ce qu’on espérait au départ…
THOMAS
Hé, peu importe, il faut bien pivoter, non?
ANTON
Tsst, dis pas ce mot-là, je t’en prie.
A.J.
OK, donc, ça m’a pris beaucoup de temps à faire tout ça, c’est très délicat et nuancé…
SAMANTHA
Fais juste nous montrer ça, étape par étape.
A.J.
Oui, je pense que si on faisait juste…
Il "frappe sur du bois" et la trappe s'ouvre, causant la perte de toutes ses recherches.
A.J.
Non...
TIERNAN
Oh mon doux.
A.J.
Non, non, non, non, non...
TIERNAN
C’est correct! Je suis sûre qu’on peut juste…
THOMAS
Ouais, ouais, on peut absolument…
A.J.
...non, non, non, non, non...
TIERNAN
Tu vas où?
THOMAS
AJ?
SAMANTHA
Tu peux pas juste partir…
THOMAS
AJ, reviens donc!
ANTON
Ça peut pas se passer comme ça, ça peut pas se passer comme ça…
SAMANTHA
Reviens, on va s’arranger!
TIERNAN
On peut les remettre en ordre, non?
ANTON
… ça peut pas se passer comme ça, ça peut pas se passer comme ça…
THOMAS
Fait que, Périclès?
SAMANTHA
Ah, arrête avec ton Périclès! On va pas faire Périclès!
ANTON
Je savais qu’on n’aurait pas dû le laisser faire toute la recherche!
TIERNAN
J’en ai fait, moi.
SAMANTHA
Pardon! Moi, j’ai lu sur les rats!
ANTON
Ah c’est super, oui, je t’en prie, continue de nous parler de tes rats et des puces qui sucent leur sang et font caca pendant qu’elles mangent…
SAMANTHA
Mais c’est vraiment intéressant!
THOMAS
Tu sais, pour quelqu’un qui voyait tous les problèmes venir à l’avance, qu’est-ce que t’as fait, au juste?
TIERNAN
Hé!
ANTON
J’ai fait le PowerPoint!
TIERNAN
Mais voyons…
SAMANTHA
C’est une pièce sur la peste, donc il fallait bien quelqu’un pour lire sur la peste…
THOMAS
Un PowerPoint en plein jour?
ANTON
Je sais bien, OK? Je sais!
TIERNAN
« La peste soit de ces hurlements! »
TIERNAN
C’est un extrait de La Tempête. Il se trouve sur la liste d’AJ, il a répertorié chaque occurrence du mot « peste » dans l’œuvre de Shakespeare. Même chose pour « pestilence », « infection » et « contagion »…
THOMAS
Ouah, le mot « peste » apparait 110 fois dans ses pièces, et huit fois dans ses poèmes.
TIERNAN
Oui, et il y en plusieurs qui apparaissent dans, grosse surprise! Timon d’Athènes : « Que la peste t’étouffe! Tu es trop méchant pour que je te maudisse […] Je te battrais, mais ce serait infecter mes mains. » Ouf, quelle pièce joyeuse!
SAMANTHA
AJ a écrit une note ici : « La peste et la contagion sont souvent employées comme métaphores pour plusieurs choses, même positives comme l’amour, tel qu’on peut lire dans La Nuit des rois, où Olivia tombe soudainement en amour avec le jeune Césario. »
THOMAS
Oh! je la connais, celle-là : « Peut-on, même si vite, attraper la peste? »
SAMANTHA
« Ou encore dans la Nuit d’été, où Hélène souhaite "attraper" les traits séduisants d’Hermia afin de conquérir le cœur de Démétrius :
TIERNAN
"La maladie est contagieuse. Oh! que n’en est-il ainsi de vos charmes! J’attraperais les vôtres, belle Hermia, avant de vous quitter. Mon oreille attraperait votre voix; mes yeux vos regards, et ma langue attraperait le doux accent de la vôtre."
THOMAS
Elles peuvent aussi décrire des traits plus négatifs, comme Béatrice dans la pièce Beaucoup de bruit pour rien, lorsqu’elle parle de Bénédick et de son nouveau meilleur ami pour la vie, Claudio:
SAMANTHA
"Bonté du ciel! il s’attachera à lui comme une maladie. On le gagne plus promptement que la pestilence; et quiconque en est pris extravague à l’instant. Que Dieu protège le noble Claudio! Si par malheur il a attrapé Bénédick, il lui en coûtera mille livres pour s’en guérir."
THOMAS
Ou bien des traits tels que la contagiosité des émotions d’un individu, comme lorsqu’Antoine voit un messager pleurer à la vue de Jules César, tout juste assassiné :
ANTON
"La douleur, je le sens, est contagieuse; et mes yeux, en voyant rouler dans les tiens ces marques de ton affliction, commencent à se remplir de larmes."
TIERNAN
Parfois, les personnages de Shakespeare utilisaient la peste pour jurer contre des choses de la vie courante. Par exemple, il y a deux personnages qui emploient le mot à des fins humoristiques, soit Falstaff dans les Actes I et II d’Henri IV, et Sir Toby Belch dans la Nuit des rois:
SAMANTHA
"Par quelle peste prétends-tu me tromper de la sorte?"
"Il n’est pas de peste plus noire que des voleurs incapables de se garder fidélité!"
"Par la peste, qu’ai-je affaire de ton pourpoint de buffle?"
"La peste soit de ces poltrons!"
"La peste soit de ces poltrons, je dis!" »
THOMAS
« La peste soit de ces harengs marinés! »
ANTON
« Mais parfois, jurer la peste sur les gens pouvait être d’un sérieux mortel… »
A.J.
Pardon, désolé, pouvez-vous me laisser passer?
THOMAS
AJ, mais qu’est-ce que tu fais?
A.J.
La régie m’a signalé que mon contrat m’obligeait à rester jusqu’à la fin du spectacle, ou peu importe ce que vous faites là. Alors, je me mets à l’aise. Au fait, c’est Sam qui me reconduit ce soir.
TIERNAN
Voyons, AJ, pourquoi tu ne reviendrais pas sur scène?
SAMANTHA
Ouais, tout ça, c’est ton travail. On essaie juste de lui donner un sens, et c’est…
A.J.
Non, hors de question, je peux pas, OK? C’est juste… trop. J’ai ma couverte ici, donc je vais me reposer. Je vous en prie, ne me laissez pas vous interrompre.
ANTON
« Mais parfois, jurer la peste sur les gens pouvait être d’un sérieux mortel… comme le passage où le roi Lear s’adresse à sa fille Goneril :
TIERNAN (comme LEAR)
"Tu es un clou, un ulcère empesté, un anthrax enflé dans mon sang corrompu! " »
A.J.
Tuméfié, pas enflé. C’est comme ça que Guizot l’a traduit, c’est plus soutenu comme ça.
ANTON
« Ou bien Coriolanus aux habitants de Rome: "Que toute la contagion du sud descende sur vous, vous la honte de Rome!... vous, troupeau de... Que les clous et la peste vous couvrent de plaies, afin que vous soyez abhorrés avant d’être vus et que vous vous infestiez les uns les autres à un mille de distance!" »
SAMANTHA
Oh wow, en voilà une scène complète… Ça ressemble à une sorte de reconstitution historique ou un truc du genre…
TIERNAN
Vraiment?
SAMANTHA
Ouais, on l’essaye?
THOMAS
Oui, oui, merci, allons-y.
SAMANTHA
Hé, HeatherEllen, tu peux jouer ce son-là? Merci!
PATIENT
Excusez-moi…
MÉDECIN
Oh! Je ne vous ai pas entendu entrer. C’est dur d’entendre la cloche sonner quand partout on sonne le glas!
PATIENT
Êtes-vous médecin?
MÉDECIN
Eh bien, la science médicale n’a pas vraiment été développée encore, mais nous ne sommes pas censés le savoir, alors oui, certainement!
PATIENT
Parfait, je…
MÉDECIN
Mais attendez, vous avez un os fracturé, non? C’est la porte d’à côté pour le chirurgien, qui est aussi le barbier.
PATIENT
Euh, non…
MÉDECIN
Fiou! Attendez! As-tu rencontré en chemin une ou plusieurs de ces choses suivantes : un vent du sud-ouest? Un spectre? Un démon? Satan? De l’air impur? Des gueux, des parias, ou des gens somme toute indésirables? Un chien? Un chat? Une sorcière ou l’un de ses animaux?
PATIENT
Quoi? Non. Pourquoi…
MÉDECIN
Car ce sont les causes les plus probables de la pestilence, donc évidemment, j’ai besoin de savoir…
PATIENT
Oh, alors non.
MÉDECIN
Bien! Maintenant, assoyez-vous et remontez votre manche. Nous allons commencer par une bonne saignée. Bon, où sont mes sangsues…
PATIENT
Non! Pas de sangsue, je vous prie.
MÉDECIN
Oh. Eh bien, il se trouve que j’ai un canif. La lame est un peu émoussée, mais…
PATIENT
La saignée est-elle vraiment nécessaire?
MÉDECIN
La nature de l’homme est faite de quatre humeurs, chacune de leurs propriétés correspondant à l’une des quatre saisons :
Il pointe une pancarte sur laquelle on peut lire :
Sang : chaud et humide — Printemps ;
Bile jaune : chaud et SEC — Été
Bile noire : FROID et sec — Automne
Et naturellement, le flegme : froid et HUMIDE — Hiver
Une bonne santé dépend de l’équilibre entre tous ces éléments, tandis qu’un déséquilibre cause les maladies. Le régime d’un individu doit donc être modelé et modifié selon son humeur et la saison. Par exemple, ceux d’un tempérament colérique ont l’habitude de manger de la nourriture amère et salée, puisqu’elle leur ressemble. Or, il faut justement qu’ils évitent de manger de tels aliments! Pas de sel ni de poivre, non, non et non. Ils doivent plutôt manger des aliments flegmatiques. Parlant des flegmatiques, comme ils sont froids, insipides, ennuyeux, pleins de moiteur, ils ont envie de concombres et d’épinards, mais non! Ils ont besoin d’aliments colériques! Chauds! Épicés! Bon, vous, vous m’avez franchement l’air d’un tempérament mélancolique, aigre et acidulé; rien que du citron, bouhouhou! Vous devriez vous servir de ces aliments sanguins juste là, ils tout chauds et humides avec leur beurre, et leur sucre, et leur moiteur…
PATIENT
Ah! Pitié, arrêtez de dire ce mot!
MÉDECIN
Lequel, « moiteur »? J’arrêterai de le dire une fois qu’il ne sera plus vital à votre santé.
VILLAGEOISE
Holà, doc!
MÉDECIN
Holà, ma chérie!
VILLAGEOISE
Avez-vous entendu la dernière proclamation de Sa Majestée? Ce sont les premières recommandations gouvernementales et officielles contre la peste.
PATIENT
Alors? Que disent-elles? Comment en guérit-on?
VILLAGEOISE
Oh, je ne peux pas lire, mon beau, mais je me rappelle un passage : « Les pauvres qui ne peuvent ni se procurer du vinaigre ni acheter de la cannelle pourront manger uniquement du pain et du beurre, car le beurre protège non seulement de la peste, mais de toutes sortes de poisons. »
PATIENT
Donc, « qu’ils mangent du beurre »?
VILLAGEOISE
Eh bien, je suis sanguine, alors j’adore le beurre…
MÉDECIN
Vous voyez? Chaud et humide.
PATIENT
Ça ne peut pas être la seule option, non?
VILLAGEOISE
Enfin, je présume qu’il y a la cannelle et le vinaigre, aussi…
MÉDECIN
Attendez, vous parlez de quelqu’un infecté de la peste?
PATIENT
Oui.
MÉDECIN
Comme dirait Chaucer : « Courez vite et courez loin. »
RÉVÉREND
Et en vérité, je leur ai dit: ceci est le dessein de Dieu. Lorsqu’il descendra nous visiter, il ne trouvera rien d’autre que le péché dans chaque maison. Ne rendra-t-il donc pas une sorte de jugement sur chacune d’entre elles? On ne peut résister aux tentations de Satan. Il n’existe point d’autre remède que celui-là: arrêter de faire le mal, et apprendre à faire le bien.
MÉDECIN
Et pour faire bonne mesure, prenez un bain dans votre propre urine.
VILLAGEOISA.J.
Oh oui, bien sûr.
RÉVÉREND
Cela va de soi. Nous, les saints, allons purger cette terre du péché. Un groupe de fidèles dévots est parti en pèlerinage pour participer aux flagellations publiques, de Londres jusqu’à chaque petit village…
PATIENT
Mais… cela ne propage-t-il pas justement la…
PRÊTRE (RÉVÉREND?)
Oui, oui, je sais! Mais les vrais coupables, ce sont ces satanés théâtres. Après tout, l’origine de la peste est le péché, et l’origine du péché, le théâtre.
A.J.
Mais c’est quoi, ça? C’est pas mon travail, ça! Stop, stoppez tout! Coupez!
ANTON
Mais qu’est-ce que tu fais? J’étais sur le point de chanter…
A.J.
Ces références historiques partent dans tous les sens, et le style n’est pas du tout cohérent. On dirait que ça a été écrit par quelqu’un avec une drôle d’obsession pour la…
SAMANTHA
Quoi? J’ai pas eu le temps de lisser le texte pour lui donner une touche dramatique. Il fallait bien qu’on présente quelque chose! Toi, t’es juste parti!
A.J.
Désolé!
SAMANTHA
Et en passant, je suis désolée si j’étais « obsédée » de faire des recherches comme j’ai dit que j’allais faire!
TIERNAN
Encore une fois, moi aussi, j’ai fait de la recherche…
SAMANTHA
Et désolée si je trouve de l’information, je sais pas, moi, rassurante? C’est juste que, tout ça, ça me trouble et ça me bouleverse tellement, mais je crois que si je peux comprendre, je vais être OK… OK? Je sais que ça n'a pas de sens là-dedans (elle pointe sa tête) mais ça a du sens là-dedans (elle pointe son ventre). Ça a du sens?
A.J.
Non.
THOMAS
Sam, ce que t’as dit avait plus de sens que tout ce spectacle. Et toi, si tu comptes pas revenir sur scène, mêle-toi de tes affaires.
A.J.
Je ne peux, c’est juste…
THOMAS
Je comprends, AJ, OK? Je te comprends. T’as fait tout ce travail-là, t’avais tout planifié, mais finalement, tout s’écroule. Je veux dire, si c’est pas une métaphore des deux dernières années, je sais pas ce que c’est! Pareil pour toi, Sam. T’essayes désespérément de donner du sens à quelque chose qui semble ne pas en avoir. « Un pouvoir plus puissant que nous ne pouvons combattre a contrecarré nos plans. » Et cette impression de déstabilisation, ce sentiment que le monde est tombé sens dessus dessous, comme si nos parfaites vies « importantes » avaient été renversées par quelque chose hors de notre contrôle… Je crois que c’est ça que Shakespeare a si bien exprimé dans ses écrits. Je sais que, dans mon cas, je n’arrête pas de revenir à…
TIERNAN
Ne dis pas Périclès!
THOMAS
Je ne le dirai pas. Non, j’ai réalisé, ces temps-ci, que je relisais souvent Hamlet. Je sais que ce n’est pas très original, mais il parvient à exprimer un sentiment d’ennui profond qui... résonne en moi. Bon, dans le contexte de la pièce, c’est lié à la mort de son père, mais c’est pas ça, l’important…
A.J.
Attends, là, t’avais pas dit « au diable les devinettes, on veut des faits »?
THOMAS
Je pivote, là! Je m’adapte aux circonstances et aux nouvelles informations! C’est possible, tu sauras! Hamlet est déchiré par le fait que la voie qu’il croyait suivre lui a été arrachée et il se trouve désormais devant un choix entre la vie ou la mort, un choix qu’il ne veut pas faire. Sauf qu’il n’a pas le choix, donc il est coincé. Allez, quelqu’un connait cette pièce?
HAMLET (THOMAS)
Mes bons, mes excellents amis! Comment vas-tu, Guildenstern? Ah! Rosencrantz! Braves enfants, comment vous trouvez-vous?
ROSENCRANTZ (TIERNAN)
Aucune, monseigneur, si ce n'est que le monde est devenu vertueux.
HAMLET
Alors le jour du jugement est proche ; mais votre nouvelle n'est pas vraie. Laissez-moi vous faire une question plus personnelle : qu'avez-vous donc fait à la fortune, mes bons amis, pour qu'elle vous envoie en prison ici?
GUILDENSTERN (ANTON)
En prison? Monseigneur!
HAMLET
Le Danemark est une prison.
ROSENCRANTZ
Alors le monde en est une aussi…
HAMLET
Une vaste prison, dans laquelle il y a beaucoup de cellules, de cachots et de donjons. Le Danemark est un des pires.
ROSENCRANTZ
Nous ne sommes pas de cet avis, monseigneur.
HAMLET
C'est qu'alors le Danemark n'est point une prison pour vous ; car il n'y a de bien et de mal que selon l'opinion qu'on a. Pour moi, c'est une prison.
ROSENCRANTZ
Soit! Alors c'est votre ambition qui en fait une prison pour vous: votre pensée y est trop à l'étroit.
HAMLET
Ô Dieu! je pourrais être enfermé dans une coquille de noix, et me regarder comme le roi d'un espace infini, si je n'avais pas de mauvais rêves.
ROSENCRANTZ
Vous voir, monseigneur. Pas d'autre motif.
HAMLET
Gueux comme je le suis, je suis pauvre même en remerciements ; mais je ne vous en remercie pas moins, et je vous assure, mes bons amis, mes remerciements sont trop chers à un sou. Vous a-t-on envoyé chercher ; ou venez-vous me voir spontanément, de votre plein gré? Allons, agissez avec moi en confiance ; allons, allons! parlez.
GUILDENSTERN
Que pourrions-nous dire, Monseigneur?
HAMLET
Eh bien, n'importe quoi... qui réponde à ma question. On vous a envoyé chercher: il y a dans vos regards une sorte d'aveu que votre candeur n'a pas le talent de colorer. Je le sais : le bon roi et la bonne reine vous ont envoyé chercher.
GUILDENSTERN
Monseigneur, on nous a envoyé chercher.
HAMLET
Je vais vous dire pourquoi. De cette manière, mes pressentiments préviendront vos aveux et votre discrétion envers le roi et la reine ne perdra rien de son duvet. J'ai depuis peu, je ne sais pourquoi, perdu toute ma gaieté, renonce à tous mes exercices accoutumés ; et, vraiment, tout pèse si lourdement à mon humeur, que la terre, cette belle création, me semble un promontoire stérile. Le ciel, ce dais splendide, regardez! ce magnifique
plafond, ce toit majestueux, constellé de flammes d'or, eh bien! il ne m'apparait plus que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles. Quel chef-d’œuvre que l'homme! Qu'il est noble dans sa raison! Qu'il est infini dans ses facultés! Dans sa force et dans ses mouvements, comme il est expressif et admirable! par l'action, semblable à un ange! par la pensée, semblable à un Dieu! C'est la merveille du monde! l'animal idéal! Et pourtant qu'est à mes yeux cette quintessence de poussière? L'homme n'a
pas de charme pour moi... ni la femme non plus, quoi que semble dire votre sourire.
A.J.
Que personne ne me parle de consolation. Entretenons-nous de tombeaux, de vers, d'épitaphes; que la poussière soit notre papier, et que la pluie qui coule de nos yeux écrive notre douleur sur le sein de la terre; choisissons nos exécuteurs testamentaires, et parlons de testaments. Et cependant no; car que pourrions-nous léguer sinon nos corps dépouillés à la terre?
THOMAS
Est-ce bien le roi Richard II que je vois devant moi?
SAMANTHA
Demain, demain, demain, se glisse ainsi à petits pas d’un jour à l’autre, jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit; et tous nos hier n’ont travaillé, les imbéciles, qu’à nous abréger le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau: la vie n’est qu’une ombre qui marche; elle ressemble à un comédien qui se pavane et s’agite sur le théâtre une heure; après quoi il n’en est plus question; c’est un conte raconté par un idiot avec beaucoup de bruit et de chaleur, et qui ne signifie rien.
ANTON
J’en veux plus, de ça. Plus de jeu, moins de jasette!
TIERNAN
Ouais!
A.J.
Moi aussi!
ANTON
Mais je n’ai pas juste envie de contempler la futilité de l’existence… Puisque bon, d’accord, moi aussi je ressens cet ennui profond parfois, mais la plupart du temps, surtout lors des premiers jours, j’étais trop occupé à travailler pour me sentir déprimé.
TIERNAN
Je te comprends!
ANTON
Et encore aujourd’hui, je ressens tellement de choses différentes. Je suis triste, en colère, perdu, parce que même si le monde est tombé sens dessus dessous, est-ce qu’il a vraiment changé tant que ça?
A.J.
Pas assez!
ANTON
Je veux quelque chose de massif, qui se déchaine et engloutit tout sur son passage…
A.J.
Oh! Oh! La Tempête!
ANTON
Oh oui, une tempête!
A.J.
Moi aussi!
TIERNAN
Ouais!
SAMANTHA/TIERNAN/THOMAS
Ouais!
THOMAS
Attendez, quelle tempête?
ANTON/A.J.
Exactement!
A.J.
Merci, Heather! Dans plusieurs pièces de Shakespeare, une tempête finit par prendre la place centrale de la scène et refaçonne le monde. C’est une sorte d’incarnation terrestre des crises que le monde traverse.
ANTON
Implacable, elle détruit tout sur son passage, et que vous soyez un roi ou un naufragé, elle vous dévorera sans considération.
TIERNAN
Amen!
ANTON
Car on a beau traverser la même tempête, on n’est pas tous forcément dans le même bateau.
A.J.
Et même si on est dans le même bateau, les expériences peuvent varier.
SAMANTHA
La Tempête!
A.J.
Oui! Vas-y!
ANTON/TIERNAN
Jules César!
THOMAS
Oh oui, oh oui, oh oui!
THOMAS/A.J.
Périclès!
ANTON
Allez, Prince de Tyr!
A.J.
Et bien sûr… Le Roi Lear. Naufragé, frôlant de plus en plus la folie, il hurle au vent et dit:
LEAR (A.J.)
Vents, soufflez à crever vos joues! faites rage! soufflez! Cataractes et ouragans, dégorgez-vous jusqu’à ce que vous ayez submergé nos clochers et noyé leurs coqs! Vous, éclairs sulfureux, actifs comme l’idée, avant-coureurs de la foudre qui fend les chênes, venez roussir ma tête blanche! Et toi, tonnerre exterminateur, écrase le globe massif du monde, brise les moules de la nature et détruis en un instant tous les germes qui font l’ingrate humanité.
ANTON
Dans un autre orage, au début de La Tempête, l’équipage tente de sauver le navire et les nobles passagers en bas…
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE (SAMANTHA)
Allons, mes coeurs! courage, courage, mes coeurs! vivement, vivement, vivement! Ferlez le hunier. — Attention au sifflet du maître. — Souffle, tempête, et que la peste soit de tes hurlements!
ROI
Cher bosseman, je vous en prie, ne négligez rien. Où est le maître? Montrez-vous des hommes.
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE
Restez en bas, je vous prie.
ANTONIO
Où est ton maître?
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE
Ne l’entendez-vous pas? Vous troublez la manœuvre. Restez dans vos cabines!
GONZALO
Voyons, mon cher, un peu de patience.
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE
Quand la mer en aura. Hors d’ici! — Les vagues se soucient bien de la qualité de roi. En bas! Silence! Laissez-nous tranquilles.
GONZALO
N’oublie pas qui tu as à bord.
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE
Personne qui me soit plus cher que moi-même. Si vous pouvez imposer silence à ces éléments, et rétablir le calme à l’instant, nous ne remuerons plus un seul cordage; usez de votre autorité. Si vous ne le pouvez, rendez grâces d’avoir vécu si longtemps, et allez dans votre cabine vous préparer aux mauvaises chances du moment, s’il faut en passer par là.
MAST
Baissez le mât de hune!
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE
Allons, mes coeurs! Baissez le mât de hune!
MAÎTRE D'ÉQUIPAGE
La peste soit de ces hurlements!
A.J.
Pendant ce temps, à Rome :
CASSIUS (ANTON)
Qui va là?
CASCA (TIERNAN)
Un Romain.
CASSIUS
Casca, par votre voix.
CASCA
Vous avez bonne oreille, Cassius, et quelle nuit!
CASSIUS
C’est une nuit très agréable pour les hommes honnêtes.
CASCA
Qui a jamais vu les cieux menacer ainsi?
CASSIUS
Ceux qui ont connu la terre aussi pleine de crimes. Pour ma part, je me suis promené dans les rues et, mes vêtements ouverts, comme vous le voyez, Casca, j’ai présenté ma poitrine nue à la pierre du tonnerre.
CASCA
Mais pourquoi tentiez-vous ainsi les cieux?
CASSIUS
Votre esprit est brouillé, Casca; et ces étincelles de vie que devrait renfermer en lui-même un Romain vous manquent, ou vous demeurent inutiles. Vous pâlissez et vous abandonnez à l’étonnement en voyant cette étrange impatience des cieux: mais si vous vouliez remonter à la vraie cause et chercher pourquoi tous ces feux, tous ces spectres glissant dans l’ombre; pourquoi toutes ces choses passent de leur ordonnance
à une existence monstrueuse; alors vous comprendriez que le ciel ne leur infuse cet esprit qui les agite que pour en faire des instruments de crainte
et nous avertir d’une situation monstrueuse. Maintenant, Casca, je pourrais te nommer un homme semblable à cette effrayante nuit, un homme qui tonne, foudroie, ouvre les tombeaux et rugit comme le lion dans le Capitole…
CASCA
C’est de César que vous parlez: n’est-ce pas de lui, Cassius?
CASSIUS
Qui que ce soit, qu’importe? Les Romains d’aujourd’hui sont, pour la taille et la force, pareils à leurs ancêtres; mais malheur sur notre temps! les âmes de nos pères sont mortes.
CASCA
En effet, on prétend que les sénateurs se proposent d’établir demain César pour roi.
CASSIUS
Je sais alors où je porterai ce poignard. Cassius affranchira Cassius de l’esclavage. C’est par là, grands dieux, que vous donnez de la force aux faibles; c’est par là, grands dieux, que vous déjouez les tyrans. Si je sais cela, que le monde entier le sache: cette part de tyrannie que je porte, je puis à mon gré la rejeter loin de moi.
CASCA
Je le puis de même, et tout captif porte dans sa main le pouvoir d’anéantir sa servitude.
CASSIUS
Alors, pourquoi donc César serait-il un tyran? Pauvre homme! Je sais qu’il ne serait pas un loup s’il ne voyait que les Romains sont des brebis. Mais, ô douleur! où m’as-tu conduit? Peut-être que je parle ici à un esclave volontaire.
CASCA
Vous parlez à Casca, à un homme qui n’est point un impudent faiseur de rapports. Voilà ma main, travaillez à redresser tous ces abus: Casca posera son pied aussi avant que celui qui ira le plus loin.
CASSIUS
C’est un traité conclu.
A.J.
Sur un autre navire, dans un autre océan, Périclès implore la tempête d’épargner sa femme, Thaïsa, dans sa cabine; elle a commencé à accoucher plus tôt que prévu, et il attend des nouvelles de Lychorida, sa nourrice :
PÉRICLÈS (THOMAS)
Ô toi, dieu de ce vaste abîme, gourmande ces vagues qui lavent le ciel et la terre ; et toi, qui gouvernes les vents, enferme-les dans leur prison d'airain, après les avoir fait sortir des abysses! Ô, apaise ces tonnerres terribles et assourdissants! Éteins doucement les agiles éclairs de soufre! Ô Lychorida, comment se trouve ma reine?
LYCHORIDA (TIERNAN)
Voici un être trop jeune pour un tel lieu, et qui, s'il était doué déjà de la pensée, mourrait comme je me sens près de le faire. Recevez dans vos bras ce reste de votre épouse inanimée.
PÉRICLÈS
Comment, que dis-tu, Lychorida?
LYCHORIDA
Patience; seigneur, n'assistez pas l'orage: voici tout ce qui vit encore de notre reine... une petite fille ; pour l'amour d'elle, soyez un homme et prenez courage.
PÉRICLÈS
Ô vous, dieux! nous faites-vous aimer vos célestes dons pour nous les enlever?
LYCHORIDA
Patience, bon prince, même dans ce malheur.
PÉRICLÈS
Maintenant que ta vie soit calme! car jamais enfant n'eut une naissance plus troublée! Que ta destinée soit paisible et douce, car jamais fille de prince n’eue une naissance aussi assourdissante que le feu, l’air, l’eau, la terre et le ciel ne pouvaient te procurer pour annoncer ta sortie du sein qui te conçut.
MATELOT
Quel courage, mon seigneur! Dieu vous protège!
PÉRICLÈS
J'ai assez de courage. Je ne crains pas la tempête, elle m'a fait le plus grand mal qu'elle pût me faire.
MATELOT
Seigneur, la reine doit être jetée à la mer. La mer est si haute, le vent si violent qu'il ne se calmera que quand nous aurons débarrassé le vaisseau des morts.
PÉRICLÈS
C’est votre superstition.
MATELOT
Pardonnez-nous, seigneur; c'est une chose que nous avons toujours observée sur mer, et c’est une coutume ancrée chez nous ; rendez-vous donc, car il faut la jeter à la mer sans plus tarder.
PÉRICLÈS
Faites ce que vous croirez nécessaire. Malheureuse reine!
ANTON
Et alors que la tempête se dissipe, Lear, les vêtements trempés et en lambeaux, se met à contempler (possiblement pour la première fois) le sort moins fortuné des âmes jetées à la dérive…
LEAR
Pauvres indigents tout nus, où que vous soyez, vous que ne cesse de lapider cet impitoyable orage, têtes inabritées, estomacs inassouvis, comment, sous vos guenilles trouées et percées à jour, vous défendez-vous contre des temps pareils? Oh! j’ai pris trop peu de souci de cela… Luxe, essaie du remède; expose-toi à souffrir ce que souffrent les misérables, pour savoir ensuite leur émietter ton superflu et leur montrer des cieux plus justes.
SAMANTHA
Maintenant, ça, ça fait du bien.
TIERNAN/THOMAS
Ouais!
ANTON
Et il y en a tellement plus! Qu’en est-il de la réaction des gens après la tempête? Comme dans le cas de Viola dans La Nuit des rois, naufragée et séparée de son frère jumeau: « Quel pays est-ce là, mes amis? L’Illyrie? Mon frère, lui, est en Élysée… »
SAMANTHA
Oh, oh, ou quand Macbeth et Lady M ont assassinent le roi en pleine nuit, puis Lenox se pointe et il est tout excité: « Avez-vous entendu la tempête cette nuit? C’était fou! » Et Macbeth de répondre: « La nuit fut ardue. »
THOMAS
Ah! Il y a tellement de chemins qu’on peut prendre!
TIERNAN
Oui, je peux enfin partager ma recherche sur Le Roi Lear!
TOUS
Quoi?!
TIERNAN
J’ai pas arrêté de vous dire que j’en ai fait, des recherches!
A.J.
OK, OK, mais est-ce qu’on peut se donner 10 minutes pour mettre sur pied un plan?
ANTON
Oui! En fait, et si on prenait un court entracte?
Acte II Scène I
ANTON
Ô, si nous avions une semaine de plus de répétition! Mon royaume pour une plus grande distribution! Dès lors, nous raconterions une histoire des plus universelles et vous éblouir avec de merveilleux mondes imaginaires.
TIERNAN
Mais veuillez pardonner nos maladresses jusqu’à présent, et pardonner les ratés qui pourraient arriver à tout moment. Laissez-nous, bien que nous soyons « artisses » histrions, travailler sur les forces de votre imagination.
A.J.
Supposez sur cette scène que vous pouvez tout voir et combler nos imperfections de votre bon vouloir. Ce parc, voyez-le comme un prolongement de Montréal nous divisant chacun en douze parts égales.
SAMANTHA
Car c’est à vos pensées de draper nos reines et de donner vie à nos chevaux et chiens. Que vos yeux écoutent nos cœurs, et non ce qui semble être; je parle des sens, et pas seulement des sons dans l’air.
THOMAS
Ainsi prions-nous humblement que vous écoutiez nos intentions avec patience et jugiez notre pièce avec clémence.
ANTON
Venez avec nous dans un voyage qui s’étend à travers le temps et l’espace vers des lieux aussi familiers qu’étrangers. Je serai votre guide, et nous jouerons chacun notre rôle; mais ce que cela signifie, cela reste hors de mon contrôle.
Au début, trouver la peste était le but, mais très vite, la quête nous a brouillé la vue. Et donc, nous avons marché péniblement, parfois à reculons, nous efforçant de trouver le chemin par la voie de nos émotions.
Tracer des ponts entre hier et aujourd’hui, voilà notre grande espérance; alors espérons que nous saurons créer de telles liaisons infusées de sens qui, pour vous, valent la peine d’être cueillies.
Nos joueurs sont à portée de main et brûlent d’envie de jouer du Shakespeare (et quelques scènes inspirées de Shakespeare) mais tout cela — nos rimes et raisons — servira à placer un miroir sur notre époque. Et voyez, là, notre première invitée! Un esprit s’étant faufilé hors du royaume des fées…
SAMANTHA
Sommes-nous éveillés, ou rêvons-nous tous que ce qui nous entoure n’est qu’illusion? Au théâtre comme dans la vie, les exemples abondent de mondes entiers tombés sens dessus dessous, que ce soit par la guerre, les maladies, la corruption, ou encore, de surnaturelles perturbations… Et souvent, pareille instabilité révèle une vérité à ceux qui ont des yeux pour la regarder.
Shakespeare a traversé une époque de grands bouleversements, où la Terre, jusque-là au centre, a soudain pris le bord. En effet, les idées de Ptolémée, tellement moyenâgeuses, comme des anneaux entrelacés, ont rompu avec la réalité.
Le soleil, qu’on croyait faire des cercles dans une sphère, fut propulsé au centre par Copernic, décentrant les humains et les plaçant devant le constat… que l’univers ne tourne pas autour de nous? Quoi! Mais le changement est difficile à accepter pour les mortels (comme Galilée le découvrira plus tard!), et certains, il semblerait, aimeraient plutôt s’entretuer au lieu de, je ne sais pas, moi, euh… se parler?
Et donc, l’envie irrésistible de régner en maître persiste chez ceux trouvant intolérables de rester dans les bornes, comme si les choses infinies, triviales et vitales ne pouvaient coexister en même temps. Car encore aujourd’hui, même si certains connaissent ces vérités depuis des temps anciens, il faut se rappeler cette leçon: nous ne sommes pas le centre d’un monde qui tourne, mais bien un fil dans une toile qu’on ne peut contrôler.
En espérant que vous vous en sortirez, vous êtes drôles à regarder;
Je ne suis qu’une fée, moi; je vole haut et sans attaches.
ANTON
Hé, la fée! Est-ce ces pantalons me donnent un look… quatch?
ANTON
Déplaçons maintenant notre scène du royaume des fées, où règnent la malice et la discorde, vers le royaume des rois où les choses sont, eh bien, plus hiérarchiques, décidément. Mais même les puissants monarques se nourrissent de pain et parfois, doivent renoncer à leur pouvoir hors pair, comme Richard (le deuxième), détrôné sur le tard, qu’on voit là, en pleine contemplation, enfermé dans sa tour.
Tandis que Hamlet voyait des prisons partout, notre Richard, lui, vit en roi dans une cellule close.
A.J.
Je me suis occupé à étudier comment je pourrais comparer cette prison, où je vis, avec le monde; mais comme le monde est peuplé d'hommes, et qu'ici il n'y a pas une créature excepté moi, je ne puis y réussir. Cependant il faut que j'en vienne à bout.
Ma cervelle deviendra la femelle de mon âme; mon âme sera le père : à eux deux ils engendreront une génération d'idées sans cesse fertiles. Et toutes ces idées peupleront ce petit monde, et le peupleront d'inconséquences, comme en est peuplé l'univers.
Ambitieuses, ces pensées cherchent à combiner des prodiges invraisemblables, comme de parvenir, avec ces mauvais petits clous, à ouvrir un passage à travers les flancs de roc de ce monde si dur, des murs rocailleux de ma prison; et comme elles ne peuvent réussir, elles meurent de leur propre orgueil.
Et celles qui s'attachent au contentement flattent l'homme de cette considération qu'il n'est pas le premier esclave de la fortune, et qu'il ne sera pas le dernier; comme ces misérables mendiants qui, assis dans les ceps, cherchent pour refuge contre la honte la pensée que d'autres s'y sont assis, et que bien d'autres encore s'y assiéront, et trouvent dans cette pensée une espèce d'aisance, portant ainsi leur opprobre sur le dos de ceux qui avant eux en ont subi un semblable.
Ainsi, je représente à moi seul bien des personnages dont aucun n'est content. Quelquefois je suis le roi; et alors la trahison me fait souhaiter d'être un mendiant, et je me fais mendiant. Mais alors l'accablante indigence me persuade que j'étais mieux quand j'étais roi, et je redeviens roi. Mais peu à peu je viens à songer que je suis détrôné par Bolingbroke, et aussitôt je ne suis plus rien.
Mais, quoi que je sois, ni moi, ni aucun homme, n'étant qu'un homme, ne sera jamais satisfait de rien, jusqu'à ce qu'il soit soulagé en n'étant plus rien. Est-ce de la musique que j'entends? La, la... en mesure. Que la musique la plus douce est amère dès que la mesure est rompue et que les temps ne sont pas observés!
C'est la même chose dans la musique de la vie humaine. J’abusai du temps, et à présent le temps abuse de moi. Cette musique me rend furieux; qu'elle cesse. Et cependant béni soit le cœur qui m'en fait don! car c'est une marque d'amitié; et de l'amitié pour Richard est un étrange joyau dans ce monde, où tous me haïssent.
ANTON
Laissons le malheureux Richard à sa contemplation, et partons vers une autre pièce et une autre époque où nous confronterons la consternation vociférante de citoyens armés de rage et de crainte; de nouveaux arrivants ont débarqué sur leurs côtes et les auraient, selon nos insurgés, menés à leur ruine. Et c’est donc devant Thomas More qu’ils viennent porter leur cause.
TOUS
Thomas qui?
ANTON
Tu vas voir. Car, vous le savez, on accuse souvent ceux qu’on traite d’étrangers, ou peu importe comment on les nomme, de propager maux et maladies.
JOHN LINCOLN (THOMAS)
Calmez-vous et écoutez-moi! Celui qui ne veut plus voir de beurre à onze sous la livre, un repas à neuf shillings le boisseau, et du bœuf à quatre stones en or, qu’il m’écoute!
DOLL WILLIAMSON (TIERNAN)
C’est ce qui va se passer si nous souffrons ces étrangers, vous pouvez le croire.
JOHN LINCOLN
Notre pays est un pays plein d’abondances; ainsi, ils s’empiffrent plus dans notre pays que dans le leur.
CITOYEN 1 (A.J.)
Ordures! Ordures! Leurs yeux pullulent de convoitise, et ils suffiront à infecter toute la Cité de la paralysie!
JOHN LINCOLN
Non, ils l’ont déjà infectée de la paralysie, car ces bâtards de fumier, puisqu’ils vivent dans le fumier, nous ont infectés, et c’est notre infection qui fera trembler la Cité.
CITOYEN 2 (SAMANTHA)
Que dites-vous de la miséricorde du roi?
La refusez-vous?
JOHN LINCOLN
Non, par Dieu, nous ne la refusons pas. Nous acceptons la merci du roi, mais nous lutterons sans merci contre les étrangers.
JOHN LINCOLN
Shérif More! Pouvons-nous entendre le Shérif More?
CITOYENS
Shérif More, More, More, Shérif More!
SIR THOMAS MORE
Vous qui avez la voix et l’estime de la foule
Ordonnez-la de se calmer.
JOHN LINCOLN
La peste sur cette foule, elle ne veut pas se tenir en place. Même le diable ne peut régner sur elle.
SIR THOMAS MORE
Voilà bien un lourd fardeau révoltant que le vôtre, vous qui menez ceux sur qui le diable ne peut régner. — Mes bons maîtres, écoutez-moi.
CITOYENS
Du calme, du calme
SIR THOMAS MORE
Regardez ce que vous bafouez et implorez du même cri,
Je parle ici de la paix.
Si pareils hommes avaient vécu alors que vous veniez de naître,
Et renversé la paix comme vous la renverseriez,
Cette paix, dans laquelle vous avez grandi jusqu’à présent,
Vous aurait été dérobée, et les années sanglantes
N’auraient pu vous laisser atteindre l’âge d’hommes
Hélas, pauvres malheureux! Que recevriez-vous,
Si nous vous présentions la chose que vous cherchez?
CITOYEN 2 (A.J.)
Bonté divine, la déportation des étrangers
SIR THOMAS MORE
Supposez qu’on les déporte, et que ce soient vos cris
Qui pestent contre Sa Majesté d’Angleterre.
Imaginez ces malheureux étrangers,
Leurs bébés sur leurs dos, avec leurs pauvres baluchons,
Marchant avec peine vers les ports et les côtes pour être déportés
Pendant que vous restez assis comme des rois dans votre convoitise,
L'autorité du roi réduite au silence par vos clameurs,
Drapés de votre arrogante outrecuidance,
Qu'auriez-vous obtenu? Je vais vous le dire: vous auriez retenu
Que l'arrogance et une main de fer doivent triompher,
Que l'ordre pouvait être renversé, et selon cette logique,
Aucun d'entre vous n'atteindrait un âge vénérable,
Car d'autres brigands, au gré de leurs caprices,
Avec la même main, les mêmes raisons et le même droit,
Plongeraient sur vous comme des requins, et les hommes,
Comme de voraces poissons, se dévoreraient les uns les autres.
DOLL WILLIAMSON
Dieu du ciel, ce qu’il dit est aussi vrai que l’Évangile.
SIR THOMAS MORE
Ô vous, désespérés comme vous êtes
Lavez votre esprit de vos larmes, et que ces mêmes mains
Que vous, tels des impies, levez contre la paix
Se lèvent pour la paix!
Vous sévirez contre les étrangers, les tuerez, leur trancherez la gorge,
Vous occuperez leurs maisons — oh, hélas, hélas!
Proclame maintenant le roi
Que mériteriez-vous pour un affront aussi grave
Sinon l’exil: où iriez-vous après?
Quel pays, par la nature de votre erreur
Vous offrirait-il refuge? Si vous alliez en France ou en Flandres,
Non, n’importe où qui soit loin d’Angleterre
C’est vous qui seriez alors les étrangers. Seriez-vous contents
De voir un peuple enclin à une telle barbarie
Qu’éclatant en une monstrueuse violence
Vous refuserait un abri sur terre
Affûterait leurs couteaux contre vos gosiers
Vous brutaliserait comme des chiens, comme si Dieu
Ne vous avait jamais créés? Que penseriez-vous
D’être traités de la sorte? Ceci est la cause de l’étranger
Et ça, votre incommensurable inhumanité.
(Chanson: Blow, Blow, Thou Winter Winds)
ANTON
Tournons-nous maintenant vers une cour imaginaire où les points de vue divergents se font entendre, chacun présentant sa cause pour savoir si Shakespeare a tué le roi Lear ou non.
TIERNAN
Une idée largement répandue veut que William Shakespeare ait écrit sa tragédie, Le Roi Lear, lors des périodes où les théâtres étaient fermés. Cette idée a été utilisée pour mettre en lumière le génie du poète, et nous faire sentir plutôt pathétiques.
En apparence, ça peut sembler plutôt vrai. Après tout, la première représentation de Lear s’est tenue à la cour, après une vague de peste et la fermeture des théâtres. Mais! cette idée n’est vraie qu’en partie. Car cette pièce, la Tragédie du Roi Lear (L-E-A-R) est en fait une adaptation d’une autre pièce anonyme qui la précède, intitulée Chronique véridique de la vie et de la mort du roi Leir (L-E-I-R).
Shakespeare connaissait-il l’existence de cette pièce? Tous les indices montrent que oui, mais comment le savait-il?
Voyez-vous, en vérité, aussi célèbre que soit le dramaturge, nous ne savons en fait que très peu de choses sur sa vie. Il existe une période que les savants qualifient « d’années perdues », c’est-à-dire un trou de sept ans entre 1585, année du baptême de ses jumeaux à Stratford, et 1592, lorsqu’il était déjà un acteur et un écrivain réputé à Londres.
Que s’est-il passé durant cette période? Comment s’est-il rendu jusque-là?
Selon une hypothèse, il aurait rejoint les Hommes de la Reine alors qu’ils étaient en tournée à la campagne et les aurait accompagnés jusqu’à Londres. Cette hypothèse est plausible si l’on considère en plus le genre de pièces pour lesquelles les Hommes de la Reine étaient connus, les chroniques surtout, comme la Chronique véridique de la vie et de la mort du roi Leir.
THOMAS
Objection, votre honneur, tout ça n’est que conjecture.
TIERNAN
Retirée. Cependant, on ne peut contester que Shakespeare connaissait l’existence de cette première version du Roi Leir. Si on les lisait l’une à côté de l’autre, on ne pourrait pas expliquer leurs similitudes par une simple coïncidence ou une même source. Si je devais me lancer, je présumerais qu’il aurait joué dans la pièce originale…
THOMAS
Objection…
TIERNAN
… et en aurait même rédigé une partie!
THOMAS
Objection!
TIERNAN
Bon, vous devez peut-être vous dire : « D’accord, Shakespeare a adapté Le Roi Lear en 1606. Quelle différence cela fait? » Eh bien, la question à se poser, bien sûr, c’est comment l’a-t-il adaptée? Je vais vous le dire: il rend l’histoire beaucoup plus triste! Il prend une belle histoire d’un roi et de sa fille, dans laquelle personne ne meurt, pour la transformer en une tragédie aux proportions apocalyptiques, une pièce parsemée de misère, de torture, de suicide et de meurtres. Pourrais-tu me résumer la fin de L-E-I-R?
THOMAS
« Lear et sa fille préférée sont réconciliés, et personne ne meurt. »
TIERNAN
Merci. Et celle de L-E-A-R?
THOMAS
« En gros, tout le monde meurt, et ils souffrent énormément en cours de route. »
TIERNAN
Alors, certes, Shakespeare a passé son temps en confinement à écrire le Roi Lear, mais il a aussi utilisé ce temps pour plonger cette histoire dans les ténèbres. Imaginez que vous faites partie du public lorsque la pièce commence? « Oh chouette, c’est Le Roi Lear, j’adore cette histoire! » Et puis boum! Tout le monde meurt!
THOMAS
Et c’est pertinent parce que?
TIERNAN
C’est une période sombre pour Shakespeare. Les pièces qu’il écrit à l’époque sont presque toutes des tragédies, et on pourrait dire qu’elles portent toutes sur une sorte de peste. Macbeth? La peste de la tyrannie. Timon? La peste du capitalisme. Othello? La jalousie; Iago dit : « Je verserai ma pestilence dans son oreille. » Sans parler de la peste du racisme. C’est peut-être même l’apogée du génie de Shakespeare en tant qu’écrivain, mais aussi sa vallée du désespoir en tant qu’être humain. Ce n’est pas le point culminant de sa carrière, mais bien l’abîme. Et moi, pour une fois, je refuse de célébrer sa souffrance comme le résultat de sa productivité.
THOMAS
Ma collègue a raison. Le Roi Lear de Shakespeare est sombre. Sa vision du monde, comme tu l’as dit, pointe vers le plus profond abîme. Mais cela veut dire qu’il n’y a qu’un seul endroit où aller à partir de là. Car, aussi sombre soit que la pièce, ce n’est jamais la fin — autant de l’écriture de Shakespeare que de sa propre vie. Et dès lors, ses pièces ne font que gravir le fossé, vers le pardon, vers le pardon et la reconnexion, vers la réconciliation, vers l’espoir, et oui, vers l’amour. Ce n’est pas un apogée, mais un point de bascule. Le pivot central.
Vous savez, à la fin de L-E-A-R, le roi, désespéré et dévasté, transporte le corps sans vie de Cordélia. C’est une scène qui brise le cœur, c’est vrai. Car, comme souvent dans les tragédies, on dirait que tout aurait pu être évité avec du recul. Le roi Lear dit :
« Non, non, plus de vie! Pourquoi un chien, un cheval, un rat, ont-ils la vie,
quand tu n’as même plus le souffle? Oh! tu ne reviendras plus! Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais! »
Et puis, pendant un instant, il croit voire Cordélia respirer, et on croit qu’elle va survivre :
« Voyez-vous? Regardez, regardez... Ses lèvres! Regardez! Regardez, là! »
Et puis il meure, et elle ne se réveille pas comme par magie, et c’est… dévastant. Un moment, les voilà vivants, tout est possible, puis soudain, les voilà morts. Mais vous savez qui survit? L’auditoire. Car, certes, c’est la vie et la mort, c’est sombre, mais ça reste aussi une pièce. Et peut-être que, quand les temps sont sombres, se rappeler que la vie peut s’éteindre comme ça, mais que malgré tout, on est encore là… Peut-être que c’est le plus grand cadeau qu’un dramaturge a à nous offrir. Alors non, Shakespeare n’a pas tué le roi Lear; il l’a sacrifié.
ANTON
« Au fardeau des temps funestes il faut obéir,
Dire ce que nous ressentons, non ce qu’il faut dire. »
Ces mots solennels terminent Le Roi Lear et amorcent notre prochain envol foisonnant. Ainsi, nous pouvons gravir le gouffre et monter là où abondent rires et délices…
A.J.
Peut-on seulement… Désolé, mais est-ce qu’on peut prendre une pause, une minute?
ANTON
Pas vraiment, non. Vénus et Adonis suit juste après, rappelle-toi. C’est la partie amusante!
A.J.
Je sais, désolé, c’est juste que…
ANTON
Ça tombe très bien aussi, puisque c’est la pièce que Shakespeare a écrite en confinement, 15 ans avant Le Roi Lear, peu importe l’orthographe.
A.J.
Je sais, et j’ai hâte qu’on la présente. Sauf que je ne me suis pas rendu compte à quel point la scène entre Lear et Cordélia m’affecterait, vous comprenez? Comme père? Et ça me fait penser au moment où Shakespeare a perdu un enfant…
THOMAS
Quoi, vraiment? Il a perdu un enfant?
SAMANTHA
C’est vrai, il avait des jumeaux, Hamnet et Judith. Hamnet est mort alors qu'il n'avait que 11 ans.
THOMAS
Mort de quoi? Oh non, c’est pas vrai?
SAMANTHA
Eh bien, on ne sait pas exactement, mais ça aurait pu être la peste. Après tout, les enfants étaient les plus vulnérables.
A.J.
Je ne peux même pas m’imaginer le sentiment de perdre un enfant. Mais Shakespeare a vécu cette perte, lui, et il a écrit là-dessus. Pas directement, bien sûr, mais… attendez un instant.
ANTON
Mais il va où? Qu’est-ce qu’il se passe? On avait un plan!
THOMAS
Mais AJ est inspiré
ANTON
Ça ne faisait pas partie du plan!
TIERNAN
Honnêtement, je suis contente qu’on ait arrêté, j’avais besoin d’une pause aussi.
SAMANTHA
Ouais, je voulais revenir sur le discours de Thomas More. Qu'est-ce que... Je n’ai jamais entendu ce discours auparavant. C’est du Shakespeare, ça?
ANTON
C’est une collaboration de plusieurs écrivains, mais selon le dernier consensus, oui, Shakespeare a écrit ce discours en particulier.
SAMANTHA
Ouah.
ANTON
Il paraît qu’on peut reconnaître son écriture.
SAMANTHA
C’est tellement cool!
ANTON
Ouaip. Est-ce qu'on peut..
THOMAS
C’est un discours tellement fort, tellement pertinent encore.
SAMANTHA
C’est comme AJ a dit: une pandémie est une sorte de marmite à pression. Ce n’est pas qu’elle cause tous les problèmes, mais ça en dévoile beaucoup au grand jour.
ANTON
En parlant de lui…
A.J.
OK, donc, Hamnet est mort en 1596 pendant que Shakespeare écrivait une pièce intitulée Le Roi John. Dedans, il y a un personnage nommé Constance… Sam, ça te dérangerait de lire ça? Et peut-être vous, Thomas et Anton?
ROI PHILIPPE (THOMAS)
Patience, ma bonne dame. Courage, noble Constance.
CONSTANCE (SAMANTHA)
Non; je défie tout conseil, toute réparation, si ce n'est celle qui met fin à tous les conseils, la véritable réparation, la mort, la mort. Ô mort amiable et chérie!
ROI PHILIPPE
Ô belle affligée, calmez-vous!
CONSTANCE
Non, non, pas tant qu'il me restera un souffle pour crier.
Oh! que ma langue soit dans la bouche du tonnerre!
CARDINAL PANDOLPHE (ANTON)
Madame, vos discours sont ceux de la folie, et non de la douleur.
CONSTANCE
Tu n'es pas saint, toi qui me calomnies ainsi. Je ne suis pas folle ; ces cheveux que j'arrache sont à moi ; mon nom est Constance; j'étais la femme de Geoffroy ; le jeune Arthur est mon fils, il est perdu! Je ne suis pas folle. Plût au ciel que je le fusse! car alors, sans doute je m'oublierais moi-même. Oh! si je le pouvais, quel chagrin j'oublierais! Enseigne-moi quelque philosophie qui me rende folle, et tu seras canonisé, cardinal ; car n'étant pas folle, mais sensible au chagrin, ce que j'ai de raison m'apprend à me délivrer de mes maux, m'apprend comment je puis me tuer ou me pendre. Si j'étais folle, j'oublierais mon fils, ou je croirais follement qu'une poupée de chiffons le serait. Ah! je ne suis pas folle; je sens trop bien, trop bien les diverses pestes de chaque calamité!
CARDINAL PANDOLPHE (ANTON)
Vous entretenez votre chagrin d'idées trop odieuses.
CONSTANCE
Il me parle, lui qui n’a jamais eu de fils!
ROI PHILIPPE
Vous êtes aussi attaché à votre chagrin qu’à votre fils.
CONSTANCE
Ma douleur tient la place de mon enfant absent; elle repose dans son lit, marche partout avec moi, prend son charmant regard, répète ses paroles, me rappelle toutes ses grâces, remplit de ses formes les vêtements qu'il a laissés vides. N’ai-je donc bien raison de chérir ma douleur? Adieu: si vous aviez fait la même perte que moi, je vous consolerais mieux que vous ne me consolez. Je ne veux plus conserver cette coiffure sur ma tête, quand mon esprit est dans un tel désordre. Ô seigneur! mon enfant, mon Arthur, mon cher fils, ma vie, ma joie, ma nourriture, mon univers, ma consolation de veuve, le remède de tous mes chagrins!
A.J.
Comment? Comment peut-on se relever de ça? Honnêtement, je ne sais même pas si j’en serais capable.
ANTON
Eh bien, la vie est parsemée de deuils. Peu de gens peuvent se permettre de rester plongés dans le désespoir. Si tu n’as toujours pas compris ça après ces deux dernières années, alors je ne sais pas quoi te dire.
SAMANTHA
Attends, t’es sérieux? Si tu n’as pas compris qu’après ces deux dernières années, chacun essaie de soulager sa peine, et qu’il faudrait peut-être faire preuve de plus compassion les uns envers les autres, alors je ne sais pas même pas comment t’adresser la parole.
TIERNAN
Hé, si tu ne sors pas de ces deux dernières années avec un profond sentiment de reconnaissance juste pour être en vie, alors c’est quoi, ton problème?
THOMAS
Si aucun de vous n'a émergé de tout ça plus intéressé à connaître ce qui nous unit que ce qui nous divise, alors je ne sais même pas ce qu’on fait ici.
SAMANTHA
Si vous n’êtes ni tristes ni effrayés, alors vous n’êtes pas attentifs.
ANTON
Si vous n’êtes pas en colère, vous n’êtes pas attentifs.
TIERNAN
Si vous n’êtes pas reconnaissants, alors aucun de vous n’est attentif.
THOMAS
Si tout ce que vous faites, c’est de porter votre attention sur vous-mêmes, alors vous n’êtes sérieusement pas attentifs!
A.J.
Désolé, je ne voulais pas gâcher votre plan, ou… Alors, Vénus et Adonis?
ANTON
Braves gens, peut-être vous interrogez-vous, dans votre émerveillement, devant ce spectacle; mais laissez-vous encore vous émerveiller jusqu’à ce que la vérité redonne à chaque chose sa clarté! Voici Adonis, que peut-être connaissiez-vous déjà, et là, la sublime déesse Vénus, que vous connaissez certainement! Cet homme incarnera le clair de lune et le soleil, et celui-là le destrier d’Adonis, qui galopera au loin avec sa jolie jument comme le font bien sûr les fougueux étalons pleins d’entrain. Du reste, nous présenterons à vos yeux et vos oreilles une histoire intemporelle d’amour, de désir et de chagrin.
ANTON
À peine le soleil, au visage vermeil, avait-il reçu les derniers adieux de l’aurore en pleurs…
ANTON
Pas encore!
A.J.
Est-ce que ça va?
ANTON
Regarde, on a déjà fait ce bout-là. C’est fini, la partie « papotage intime » du spectacle.
A.J.
Je sais…
ANTON
S’il-te-plaît! Les choses avancent enfin, là! Alors, reprenons depuis le… Mais qu’est-ce que vous faites?
A.J.
Je sais pas, je pense juste que…
TIERNAN
Hashtagoccupezvousdevosamisforts?
SAMANTHA
Tu t’en es mis beaucoup sur les épaules en jouant le chœur. Veux-tu qu’on t’aide?
ANTON
Je suis correct, je suis correct.
TIERNAN
C’est un poème épique, là.
THOMAS
Un poème épique mineur… Mais en effet, ça fait quand même beaucoup.
SAMANTHA
« Au fardeau des temps funestes il faut obéir,
Dire ce que nous ressentons, non ce qu’il faut dire. »
A.J.
Laisse-nous t’aider.
ANTON
… D’accord.
A.J.
Parfait!
A.J.
À peine le soleil, au visage vermeil, avait-il reçu les derniers adieux de l’aurore en pleurs, qu’Adonis, aux joues roses, partit pour les bois. Il aimait la chasse, mais se moquait de l’amour.
SAMANTHA
Ha-ha!
ANTON
La mélancolique Vénus va droit à lui ; et, telle qu’un amant hardi, commence à lui faire la cour.
TIERNAN
Toi, qui es trois fois plus beau que moi-même.
ANTON
Dit-elle d’abord.
TIERNAN
Tendre fleur des campagnes, dont le parfum est sans égal; toi, qui éclipses toutes les nymphes; toi, plus aimable qu’un mortel, plus blanc que les colombes et plus vermeil que les roses, la nature qui t’a créé, en contradiction avec elle-même, dit que le monde finira avec ta vie!
Consens, ô merveille, à descendre de ton coursier, et relie au pommeau de la selle les rênes qui enlacent sa tête orgueilleuse! Si tu daignes m’accorder cette faveur, tu apprendras mille doux secrets: viens t’asseoir ici, où le serpent ne siffle jamais, et je t’accablerai de baisers.
THOMAS
Là-dessus, elle saisit sa main humide d’une moiteur qui indique la vigueur et l’énergie, et, tremblante de passion, elle l’appelle un baume, un remède souverain donné par la terre pour la guérison d’une déesse. Dans son délire, le désir lui donne la force et le courage d’arracher Adonis de son coursier.
A.J.
Forcé de céder, mais sans jamais obéir, il est étendu haletant, son haleine arrive au visage de Vénus; elle se repaît de cette vapeur comme d’une proie, et l’appelle une rosée céleste, un air embaumé.
ANTON
Comme il se montre, elle ne peut que l’aimer; elle jure par sa main immortelle de ne jamais s’éloigner de son sein qu’il n’ait capitulé avec ses larmes qui coulent toujours et inondent ses joues ; un seul doux baiser acquittera cette dette immense.
THOMAS
C’est ainsi qu’il offre de lui accorder ce qu’elle demande; mais au moment où ses lèvres sont prêtes à accepter le paiement, il cligne les yeux et détourne ses lèvres.
ANTON
Elle le désire tellement, mais il ne fait que se jouer d’elle!
TIERNAN
Oh! par pitié!
ANTON
S’écrie-t-elle.
TIERNAN
Enfant au cœur de pierre, ce n’est qu’un baiser que je demande, pourquoi es-tu si timide?
ANTON
Elle tente tout ce qui lui vient par la tête: elle le cajole, l’implore, le culpabilise, lui rappelle sa mortalité et la brièveté de la vie. Elle mentionne même sa mère.
TIERNAN
Ah! si ta mère avait eu un cœur si cruel, elle ne t’aurait pas enfanté, elle serait morte dans sa solitude.
ANTON
Mais Adonis ricane, faisant ainsi apparaître deux fossettes vraiment adorables sur ses joues, lesquelles Shakespeare décrit en détail.
THOMAS
Pauvre reine de l’amour, abandonnée dans ton propre empire,
Peux-tu bien aimer des joues que le mépris seul fait sourire?
TIERNAN
Par pitié!
ANTON
S’écrie-t-elle.
TIERNAN
Une grâce… un remords!
ANTON
Il s’élance et se précipite vers son coursier
THOMAS
Mais voici! D’un taillis voisin, une jeune cavale, robuste, belle et fière, aperçoit le coursier impatient d’Adonis; elle accourt, s’ébroue et hennit.
Le coursier vigoureux, attaché à un arbre, brise ses rênes, et va droit à elle.
ANTON
Il regarde celle qu’il aime et lui adresse ses hennissements.
A.J.
Elle lui répond comme si elle devinait sa pensée. Fière, comme le sont les femmes, de se voir recherchée, elle feint le caprice, fait la cruelle, repousse son amour, dédaigne l’ardeur qu’il éprouve, et répond par des ruades à ses amoureuses caresses.
THOMAS
Il frappe du pied et mord dans sa rage les pauvres mouches.
A.J.
La cavale, voyant sa fureur, se rend plus complaisante.
THOMAS
Et sa colère est apaisée.
ANTON
Son maître impatienté va pour le ressaisir, lorsque soudain la cavale indomptée, pleine de terreur et craignant de se voir saisie s’enfuit rapidement; le cheval la suit et laisse Adonis.
SAMANTHA
Fi donc!
ANTON
S’écrie-t-il.
SAMANTHA
Laissez-moi et laissez-moi aller. Le plaisir de ma journée est perdu : mon cheval a fui, et c’est par votre faute que j’en suis privé. Je vous en prie, quittez-moi, et laissez-moi seul ici: car tout mon souci, toute ma préoccupation, toute mon idée, c’est de reprendre mon cheval à cette jument.
TIERNAN
Oh! apprends à aimer; la leçon en est facil ; une fois qu’on la sait, on ne l’oublie jamais.
SAMANTHA
Je ne connais pas l’amour.
ANTON
Dit-il.
SAMANTHA
Je ne veux pas le connaître, à moins que ce ne soit un sanglier: alors je lui ferai la chasse. Car j’ai entendu dire que c’était une vie dans la mort, et qu’on riait et qu’on pleurait de la même haleine.
ANTON
Puis, il se produit un moment incroyable où il ouvre la bouche, et elle voit une vision qui la fait s’évanouir.
A.J.
Le pauvre enfant, croyant qu’elle est morte, presse ses joues pâles jusqu’à leur rendre leur vermillon.
THOMAS
Il lui serre le nez, la frappe sur les joues, plie ses doigts, lui presse l’artère, réchauffe ses lèvres, et cherche mille moyens pour réparer le mal qu’ont causé ses duretés. Il lui donne un baiser: volontiers elle ne se relèverait plus pourvu qu’il l’embrasse encore.
TIERNAN
Où suis-je donc?
ANTON
Dit-elle.
TIERNAN
Sur la terre ou dans le ciel? Suis-je dans l’Océan ou dans le feu? quelle heure est-il? est-ce le matin ou le soir fatigué? suis-je ravie de mourir, ou désiré-je la vie? Tout à l’heure je vivais, et ma vie était assurée contre la mort! tout à l’heure je mourais, et la mort m’était un ravissement!
SAMANTHA
En gros, elle dit que si ce n’avait été de ses lèvres à lui, elle serait morte.
ANTON/TIERNAN
Puissent-elles se baiser longtemps, pour prix de cette cure! Oh! ne laisse jamais flétrir leur incarnat! et puisse leur fraîcheur dissiper tant qu’elles dureront les influences dangereuses de l’année! Les astrologues qui ont écrit sur la mort diront que la peste est bannie par ton souffle.
SAMANTHA
Belle reine,
ANTON
Dit-il
SAMANTHA
Si vous me devez quelque amour, que mes jeunes années vous expliquent mes bizarreries; ne cherchez pas à me connaître avant que je me connaisse moi-même. Laissez-moi donc vous dire bonne nuit, et dites-en de même; si vous y consentez, vous aurez un baiser.
TIERNAN
Bonne nuit.
ANTON
Répond Vénus, et avant qu’il ait dit adieu, elle lui offre le doux gage du départ.
Bon, euh… On va respecter les mesures sanitaires pour cette partie, mais c’est juste pour dire que, cette fois-là, quand elle l’embrasse, il ne lui résiste pas... Ça, euh… Ça continue pendant un moment… Et puis, juste comme ça, il y a des passages où on parle de piquer des roses, si vous voyez ce que je veux dire. Bon, enfin, elle accepte de le laisser partir.
TIERNAN
Aimable enfant.
ANTON
Dit-elle.
TIERNAN
Je vais passer cette nuit dans la douleur, car mon cœur blessé ordonne à mes yeux de veiller. Dis-moi, maître de l’Amour, nous verrons-nous demain? Dis-moi, nous verrons-nous, nous verrons-nous; veux-tu me le promettre? »
ANTON
Il lui répond non, que le lendemain…
B/SAMANTHA
Il a l’intention d’aller chasser le sanglier
avec quelques compagnons.
TIERNAN
Le sanglier!
ANTON
S’écrie-t-elle, et une soudaine pâleur
Couvre son visage: elle tremble à ses paroles.
THOMAS
Voyez-vous, quand elle s’est évanouie plus tôt, c’est parce que dans sa vision, elle a vu Adonis se faire tuer par un sanglier.
E Alors, elle essaie de le convaincre de ne pas partir, ou du moins de chasser des bêtes moins féroces, comme des lapins. Mais il ne l’écoute pas.
ANTON
C’est qu’Adonis ne croit pas que Vénus l’aime. Il croit que c’est le désir, et non de l’amour.
SAMANTHA
L’amour réjouit comme le soleil après l’orage, l’effet de la débauche est comme celui de la tempête après le soleil; l’aimable printemps de l’amour demeure toujours frais, l’hiver de la débauche arrive avant que son été soit à demi fini; l’amour ne rassasie jamais, la débauche meurt comme un glouton; l’amour est toute vérité, la débauche est pleine de tromperies et de mensonges..
J’en pourrais dire davantage, mais je n’ose; je me retire donc avec tristesse.
A.J.
Ceci dit, il s’arrache de sa douce étreinte.
THOMAS
Elle court après lui, mais Adonis s’est fait avaler par l’ombre des bois, et bientôt, elle se retrouve perdue.
ANTON
Elle frappe son sein qui gémit, et les cavernes voisines répètent ses plaintes comme si elles en étaient troublées; sa passion en est redoublée.
TIERNAN
Hélas!
ANTON
S’écrie-t-elle, et vingt fois:
TIERNAN
Malheur, malheur!
ANTON
Vingt échos répètent vingt fois le même cri.
THOMAS
C’est ainsi qu’elle s’arrête, tremblante de frénésie.
A.J.
Jusqu’à ce que, pour ranimer ses sens abattus.
ANTON
Elle leur dise:
B/ TIERNAN
Que c’est une terreur sans fondement
Et une erreur puérile qui les effraye.
Elle leur ordonne de ne plus trembler, leur ordonne de ne rien craindre.
A.J.
Et à ces paroles, elle aperçoit le sanglier pourchassé.
ANTON
Seule la vue du sanglier tant redouté, la gueule pleine de sang, suffit pour qu’elle prenne la fuite. Elle fait demi-tour, se heurtant contre les branches à l’aveuglette jusqu’à ce qu’elle débouche sur une clairière.
ANTON
Vénus est hors d’elle. Certaine qu’Adonis a été tué, ne sachant ni quoi faire ni qui blâmer, elle maudit la mort même.
TIERNAN
Tyran horrible, affreux, maigre, décharné, odieux ennemi de l’Amour!
ANTON
C’est ainsi qu’elle inspire la mort.
TIERNAN
Fantôme au sourire sinistre, ver de la terre, que prétends-tu donc?
Étouffer la beauté et lui dérober son souffle?
A.J.
Mais soudain, elle entend au loin la voix d’un chasseur et elle est persuadée que c’est celle d’Adonis.
THOMAS
Et après elle entend une corne, plus proche cette fois; ça doit être lui!
ANTON
Elle vole, telle qu’un faucon vers sa proie, et le gazon ne fléchit pas, tant elle le foule légèrement et dans sa hâte elle aperçoit le triomphe de l’odieux sanglier sur celui qu’elle aimait; à ce spectacle ses yeux, comme frappés de mort, se cachent, semblables aux étoiles honteuses du jour.
A.J.
Elle ne peut pas regarder, la douleur est trop grande.
THOMAS
Ses yeux se ferment, pensifs, mais enfin, ils s’ouvrent à nouveau…
ANTON
En souriant, ils jettent à regret leur lumière sur la large blessure que le sanglier a faite dans le tendre sein d’Adonis, dont la blancheur ordinaire, semblable à celle du lis, était inondée de larmes de pourpre répandues par la plaie. Il n’était à l’entour aucune fleur, aucune herbe, aucune plante, aucune feuille, aucune racine qui ne lui ravît son sang, et ne semblât saigner avec lui.
A.J.
La pauvre Vénus remarque cette sympathie solennelle; elle penche sa tête sur une épaule, son désespoir est muet, elle s’abandonne à son délire. Elle pense qu’il ne pouvait mourir, qu’il n’est pas mort. Sa voix est étouffée, ses genoux oublient de fléchir; ses yeux sont furieux d’avoir pleuré naguère!
TIERNAN
Hélas, pauvre univers! quel trésor tu as perdu? quel visage reste ici-bas digne d’être regardé? quelle langue musicale entendons-nous? qu’y a-t-il dans le passé ou dans l’avenir qui puisse désormais faire ta gloire? Ces fleurs sont suaves, leurs couleurs fraîches et vermeilles, mais la véritable et parfaite beauté vivait et est morte dans lui.
Puisque tu n’es plus! voici: Je prédis que désormais la douleur suivra partout l’amour, il sera escorté de la jalousie, trouvera les préludes pleins de douceur et la fin insipide. Jamais il ne sera bien d’accord; il sera toujours trop fort ou trop faible, afin que tous ses plaisirs n’égalent jamais ses peines.
Il sera la cause de guerres et de funestes événements, divisera le père et le fils, il sera soumis et asservi à tous les mécontentements comme le bois sec l’est au feu. Puisque la mort détruit mon amour dans son printemps, ceux qui aimeront le mieux ne jouiront pas de leur amour. »
SAMANTHA
Tout à coup l’enfant étendu mort auprès d’elle s’évanouit à ses yeux comme une vapeur; et dans son sang, répandu sur la terre, naquit une fleur pourpre tachetée de blanc, semblable à ses pâles joues et au sang qui en parsemait la pâleur en gouttes arrondies.
ANTON
Vénus baisse la tête pour sentir la nouvelle fleur, et la compare au souffle de son Adonis.
A.J.
Elle sera déposée dans mon sein, dit-elle, puisqu’Adonis lui-même m’a été arraché par la mort.
THOMAS
Elle cueille la fleur, et la tige laisse échapper une sève verte
qu’elle appelle des larmes.
Fin de Venus et Adonis
TIERNAN
Comment? Comment pouvons-nous traverser tout ça ?
THOMAS
Ensemble?
ANTON
Moi… Je n’arrête pas de penser aux jumeaux dans La Nuit des rois, Viola et Sébastien. Ils sont séparés par la tempête et les deux atterrissent sur les côtes d'Illyrie, chacun croyant que l’autre a été emporté. C’est une comédie, donc tout ça reste très drôle, mais lorsqu’ils se réunissent à la fin, c’est un moment magique. Comme si Shakespeare lui-même réunissait ses deux jumeaux sur scène, même s’ils n’étaient jamais réunis dans la vraie vie.
SAMANTHA
Il a créé le monde qu'il voulait voir, et pas seulement le monde tel qu'il était. Un miroir mais aussi une fenêtre.
A.J.
Il y a aussi des scènes semblables avec des parents et leurs enfants, surtout dans les pièces qu’il écrira plus tard. Certes, il ne pouvait pas, ramener son fils à la vie, mais il a écrit tellement de scènes sur des parents et leurs enfants, surtout des enfants perdus et retrouvés…
THOMAS
C’est très vrai. Le Conte d’hiver, Cymbeline, même Le Roi Lear, d’une certaine façon.
TIERNAN
On peut en faire une? S’il-vous-plaît? J’en ai besoin…
SAMANTHA
Oui, une dernière scène, une scène où retrouve ce qui semblait perdu, et l’espoir renaît
A.J.
Oui, ensemble envers et contre tout.
ANTON
Ah, vous n’êtes pas sérieux…
THOMAS
Quoi?
SAMANTHA
C’est vraiment ça qu’on fait, là?
A.J.
Je sais, je n’y crois pas.
THOMAS
Mais qu’est-ce qui se passe, là?
TIERNAN
T’as enfin l’occasion de jouer ton précieux Périclès. Encore.
THOMAS
Oh mon Dieu, cette scène-là!
TOUS
« Oui, bien sûr », « oui, cette scène », « comme si tu savais pas »…
THOMAS
Non, je ne pensais vraiment pas à cette scène… Mais j’avoue qu’elle convient quand même parfaitement au moment.
TIERNAN
Oui, oui.
THOMAS
En fait, je n’arrive pas à croire ce que je vais dire, mais… AJ, tu devrais jouer Périclès.
A.J.
Quoi? Mais tu adores…
THOMAS
Je sais, je sais. Mais tu devrais le faire.
A.J.
Wow. Merci, mec.
THOMAS
Périclès est vraiment vieux dans cette scène, donc…
A.J.
J’ai entendu!
THOMAS
Je serai Lysimaque. Oh, et au lieu d’Hélicanus, un personnage qui n’a pas vraiment d’importance pour cette scène, ramenons Lychorida à la place.
TIERNAN
La nourrice dans la scène de la tempête?
THOMAS
Oui! Ça va marcher, fais-moi confiance.
TIERNAN
Mais c’est Shakespeare, est-ce qu’on peut vraiment changer l’histoire comme ça?
THOMAS
Allô? Il l’a toujours fait, lui, tu te rappelles?
ANTON
Précédemment dans Périclès, prince de Tyr:
Nous rejoignons donc Périclès, errant depuis des années sur les mers. Sa femme, Thaïsa, qu’il croyait perdue à jamais après que la tempête l’ait larguée, on s’en rappelle, fut rescapée à Éphèse (mais ça, c’est une autre histoire). Or, Périclès, la croyant disparue, ne pouvait continuer son périple, étant affligé par son chagrin.
Ce fut à Tarse qu’il laissa Marina, leur enfant née en mer, confiée à des amis; c’est du moins ce qu’il pensait, car ceux-là tentèrent de l’assassiner quand elle eut atteint ses quatorze ans.
Heureusement, des pirates la sauvèrent et ramenèrent ici, dans la belle ville de Mytilène, où Marina vit des choses ô combien extraordinaires. Elle survécut grâce à son bon sens et ses charmes, et à une bonté que nulle n’a su corrompre. Lysimaque, le gouverneur, voit d’ailleurs son cœur battre pour elle.
Mais tout cela, Périclès l’ignore, lui qui est plongé dans le profond abîme du chagrin. Pourtant, le sort a conduit son vaisseau jusqu’ici; l’histoire se manifestera donc en action pour la suite.
LYSIMACHUS (THOMAS)
Salut à vous, madame! Que les dieux vous protègent!
LYCHORIDA (THIERNAN)
Et vous de même, seigneur.
LYSIMACHUS
Étant sur le rivage,
J’ai vu ce noble vaisseau voguer devant nous,
Et je suis venu pour savoir d’où vous venez.
LYCHORIDA
Seigneur, notre vaisseau est de Tyr. Il porte le roi qui, depuis trois mois, n’a parlé à personne et ne se nourrit que pour faire durer sa douleur.
LYSIMACHUS
Quel est le malheur qui l’afflige?
LYCHORIDA
Seigneur, il serait trop long de le raconter; mais le motif principal de ses chagrins vient de la perte d'une fille et d'une épouse chéries.
LYSIMACHUS
Ne pourrions-nous pas le voir?
LYCHORIDA
Voyez-le, seigneur.
Ce fut un prince accompli
Jusqu’au désastre qui attira sur lui cette infortune.
LYSIMACHUS
Salut à vous, royale majesté!
LYCHORIDA
C’est en vain, il ne vous parlera pas.
SEIGNEUR DE MYTILÈNE (ANTON)
Seigneur, nous avons à Mitylène une jeune fille qui, je gage, le ferait parler.
LYSIMACHUS
Bonne pensée! sans questions, par le doux son de sa voix et d'autres séductions, elle attaquerait le sens de l'ouïe assoupi à demi chez lui.
LYCHORIDA
Certainement, nous ne rejetterons rien de ce qui porte le nom de guérison.
LYSIMACHUS
Oh! voici la dame que j'ai envoyé chercher. Soyez la bienvenue. N'est-ce pas une beauté céleste?
LYCHORIDA
C’est une bien jolie dame!
LYSIMACHUS
Belle étrangère, si par un heureux artifice vous pouvez l'amener à nous répondre, pour prix de votre sainte assistance, vous recevrez autant d'or que vous en désirerez.
MARINA
Seigneur, je mettrai tout en usage pour sa guérison…
LYSIMACHUS
Allons, laissons-la, et que les dieux la fassent réussir.
MARINA
Je vous salue, sire! Seigneur, écoutez-moi.
MARINA
Je suis une jeune fille, seigneur, qui jamais n'appela les yeux sur elle, mais qui a été regardée comme une comète. Celle qui vous parle, seigneur, a peut-être souffert des douleurs égales aux vôtres, si on les comparait; quoique la capricieuse fortune ait rendu mon étoile funeste, j'étais née d'ancêtres illustres qui marchaient de pair avec de grands rois; le temps a anéanti ma parenté et m'a livrée esclave au monde et à ses infortunes.
Je cesse; cependant il y a quelque chose qui enflamme mes joues et qui me dit tout bas: continue, jusqu'à ce qu'il réponde.
PÉRICLÈS
Ma fortune, égalant la mienne! N'est-ce pas ce que vous avez dit?
MARINA
J'ai dit, seigneur, que si vous connaissiez ma parenté, vous me regarderiez sans courroux.
PÉRICLÈS
Je le pense. Je vous prie, tournez encore les yeux vers moi. Vous ressemblez... Quelle est votre patrie? êtes-vous née sur ce rivage?
MARINA
Non, ni sur aucun rivage.
PÉRICLÈS
Je suis accablé de douleur et j'ai besoin de pleurer. Mon épouse était comme cette jeune fille, et ma fille aurait aussi pu lui ressembler. Où demeurez-vous?
MARINA
Dans un lieu où je ne suis qu'étrangère: d'ici vous pouvez le voir.
PÉRICLÈS
Où fûtes-vous élevée?
MARINA
Si je vous racontais mon histoire, elle vous semblerait une fable absurde.
PÉRICLÈS
Je t'en supplie, parle: je te croirai, car tu ressembles à celle que j’aimai jadis. Ne disais-tu pas que tu avais une illustre descendance?
MARINA
Oui, je l’ai dit.
PÉRICLÈS
Quelle est ta famille? Je crois que tu as dit aussi que tu avais souffert de nombreux outrages, et que tes malheurs seraient égaux aux miens s'ils étaient connus et comparés.
MARINA
Je l’ai dit.
PÉRICLÈS
Dis ton histoire. Si tu as souffert la nullième partie de mes maux, tu es un homme, et moi j'ai faibli comme une jeune fille: cependant tu ressembles à la Patience contemplant les tombeaux des rois. Quel est ton nom, je t’en prie?
MARINA
Mon nom est Marina. Ce nom me fut donné par un homme puissant, par un père, par un roi.
PÉRICLÈS
Oh! je suis raillé, et tu es envoyée par quelque dieu en courroux pour me rendre le jouet des hommes. Comment! la fille d’un roi? Et ton nom est Marina?
MARINA
Vous m’aviez promis de me croire.
PÉRICLÈS
Êtes-vous de chair et de sang? votre cœur bat-il? n'êtes-vous pas une fée? Où êtes-vous née? Et pourquoi vous a-t-on appelé Marina?
MARINA
Je fus appelée Marina car je naquis sur la mer.
PÉRICLÈS
Sur la mer! Et ta mère?
MARINA
Ma mère était la fille d’un roi, et mourut en me donnant le jour.
PÉRICLÈS
Oh! arrête un moment! voilà le rêve le plus étrange qui ait jamais abusé le sommeil de la douleur. Ce ne peut être ma fille; elle est enterrée.
MARINA
Il vaudrait mieux me taire. Mais, seigneur, que me voulez-vous? Pourquoi pleurer?
Peut-être me croyez-vous coupable d'imposture. Non, non, je l'assure, je suis la fille du roi Périclès, si le roi Périclès existe.
PÉRICLÈS
Oh, Lychorida!
LYCHORIDA
Mon souverain m’appelle?
PÉRICLÈS
Ô Lychorida, frappe-moi ; aimable dame, fais-moi une blessure, que j'éprouve une douleur quelconque, de peur que les torrents de joie qui fondent sur moi entraînent tout ce que j'ai de mortel et m'engloutissent. Oh! approche, toi qui rends à la vie celui qui t'engendra; toi, qui naquis sur la mer, qui fus ensevelie à Tharse et retrouvée sur la mer. Ô Lychorida, tombe à genoux, remercie les dieux avec une voix aussi forte que celle du tonnerre: voilà Marina. Quel était le nom de ta mère? Dis-moi encore cela, car la vérité ne peut trop être confirmée, quoiqu’aucun doute ne s'élève en moi sur ta véracité.
MARINA
Mais d’abord, seigneur, quel est votre titre?
PÉRICLÈS
Je suis Périclès de Tyr : dis-moi seulement le nom de ma reine engloutie par les flots, car tu as été jusqu’ici parfaitement divine.
MARINA
Suffit-il, pour être votre fille, de dire que le nom de ma mère était Thaïsa? Thaïsa était ma mère, Thaïsa qui mourut la minute où je naquis.
PÉRICLÈS
Sois bénie, lève-toi, tu es mon enfant! Elle n’est pas morte, c’est la princesse elle-même! Donnez-moi mes robes. Je suis égarée par la joie. Ô! Que les dieux bénissent ma fille! Mais, quelle est cette musique? C’est la musique des astres! Écoute, ma Marina, ces notes célestes! Et vous, ne les entendez-vous pas?
LYSIMACHUS
Je les entends, mon seigneur.
(Musique)
PÉRICLÈS
Une musique venant des étoiles mêmes!
THOMAS
Bon, je crois qu’il est temps de conclure, mais comment?
A.J.
Regarde-moi pas, j’ai pivoté, je ne fais que suivre le courant, moi.
ANTON
Moi aussi.
SAMANTHA
Est-ce qu’on en a fait assez? Trop?
TIERNAN
Écoute, tu pourrais te poser la question pour chaque pièce de Shakespeare, presque, fait que…
ABTHOMAS
« C’est vrai! », « en effet », « pas de farce », etc.
A.J.
Mais j’y pense! Les meilleures œuvres de Shakespeare se terminent habituellement sur un épilogue, en guise d’excuses pour les lacunes de la pièce qui venait de finir. On en trouve dans Tout est bien qui finit bien, Henri V, la Nuit d’été, évidemment…
SAMANTHA
Oooh, oui! On fait ça! Ahem: « Si nous, fantômes, vous avons outragé, figurez-nous seulement, et tout sera réparé… »
TIERNAN
Attends, attends! Pourquoi finir avec Puck? C’est trop évident. Pourquoi pas Rosalinde? « Vous n’avez pas coutume de voir habillé en femme l’Épilogue, mais cela n’est pas plus mal séant que de voir en habit d’homme le Prologue. »
THOMAS
Il faut finir avec Prospéro, voyons!
« Maintenant tous mes charmes sont détruits; je n’ai plus d’autre force que la mienne, qui est bien faible. »
ANTON
Non, non. Dans mon cas, c’est Henri VIII : « Il y a dix à parier contre un que cette pièce ne plaira pas ceux qui sont ici. Quelques-uns viennent pour prendre leurs aises, et dormir pendant un acte ou deux ; mais ceux-là nous les aurons, j'en ai peur, réveillés en sursaut par le bruit de nos trompettes. »
A.J.
Prenons donc le plus court, celui de Tout est bien qui finit bien :
« Le roi n'est plus qu'un gueux, à présent que la pièce est jouée. Tout est bien fini, si nous obtenons l'expression de votre plaisir, que nous reconnaîtrons en faisant chaque jour de nouveaux efforts pour vous plaire. Accordez-nous votre indulgence, et que nos rôles soient à vous. Prêtez-nous des mains favorables, et recevez nos cœurs aimables. »
ANTON
Pas d’épilogue, je vous en prie. Car notre pièce n’a pas besoin d’excuses. D’aucune excuse…
TIERNAN
Mais avant, m’accorderez-vous une bergamasque?
Ils dansent.
- Fin -
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DébutPersonnages






À propos

Avec le soutien du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal, Repercussion Theatre est fier de présenter Shakespeare-in-the-Park 2022: All Shall Be Well
Confiné à Londres par la peste, Shakespeare écrit Le Roi Lear… Plus de 400 ans plus tard, des acteurs traversant la pandémie de COVID-19 entendent parler de cet exploit et décident de jouer des scènes shakespeariennes sur la peste. Ce qui pourrait mal tourner…
Ce spectacle ludique et poignant réinterprète les pièces, chansons et poèmes les plus appréciés de Shakespeare. La chasse commence ! Cherchons des traces de la peste dans l’œuvre du Barde, tout en réfléchissant à nos propres vies.
Shakespeare-in-the-Park 2019 est en tournée du 14 juillet au 6 août. Voir le calendrier complet de la tournée sur : www.repercussiontheatre.com
Équipe Créative
Mise en scène Rebecca Gibian
Auteure & Artistic Director Amanda Kellock
Mentorat Shakespeare Bryan Doubt
Dramaturge Andrew Joseph Richardson
Conception des costumes Erika Parra Bernal
Régie & Conception sonore HeatherEllen Strain
Scénographie Diana Uribe
Direction technique & Conception d’éclairage Adam Walters
Concepteur des projections Chris Wardell
Direction de production Bryan Kling
Apprentie à la régie Annalise Peterson-Perry
Chef d’atelier de costumes Sonya Vallis
Assistante aux costumes Maryanna Chan
Couturière Ximena Pinilla
Couturière Pen Tsin
Assistance à la direction technique Karen Hurtado
Stagiaire en production 2022 Maddison Schmitt
Technicienne de scène Hilary Wheeler
Éclairagiste Evan Ellison
Technicienne du son Catherine Sargent
Conception d’éclairage Adam Walters
Traduction de la pièce pour l'appli de sous-titrage Morgane Fortin-Teotonio
Distribution
Samantha BitontiSamantha
Tiernan CornfordTiernan
Anton MayAnton
Andrew Joseph RichardsonA.J.
Thomas VallièresThomas
Points de discussion

Cette pièce pose d’excellentes questions et nous espérons que la conversation continuera après la fin de la représentation. En voici quelques-uns pour vous aider à démarrer.
AVERTISSEMENT!
Nous vous recommandons de ne lire ces questions qu’après avoir assisté à la pièce, puisqu’elles révèlent des péripéties importantes de l’intrigue. Cependant, si vous préférez garder une longueur d’avance, jetez-y un œil, à votre aise!
- Les questions arrivent bientôt !